vendredi 28 mai 2010

Sous mes pieds nus


des grains de résine multicolores

sous mes pieds nus

projet de téléfilm

nouvelle

J’avais les yeux bleus et j’étais flic. Etre une fille dans ce métier, ça a ses avantages. Devant celles en difficultés par exemple, en rupture de banc avec la société. Dans ces cas-là, mes collègues m’envoyaient en éclaireuse et je dénouais les plis, tant que je le pouvais, des affaires qui auraient mal tourné sans mes astuces de sale garce.

Le bachot roulé en boule dans ma poche, depuis deux ans, et sans autre projet que les mecs, me la couler douce et la belle vie, j’étais plutôt directe. Pas mal agressive aussi — demandez à ma mère et à ma sœur. A vingt-deux ans, j’avais un physique de tueuse et de mercenaire. Les directeurs de casting que je croisais à l’époque dans les rues de Paris étaient borgnes. Je ne vois pas comment expliquer autrement leur manque d’attention à mon égard, car je suis créole, métissée indien des îles, juive, et black issue de l’esclavage — mais émancipée depuis longtemps, comme l’indique la statue de Joséphine qui se dresse sur la place de la Savane à Fort-de-France, récemment vandalisée et décapitée. J’étais une reine assez jolie, en tous cas, pour les facilités, les ordres et des sautes d’humeur que mon entourage supportait sans problème — sauf ma mère et ma sœur. Mieux roulée que le genre de cigarette, toute biscornue, que se préparait ma mère pour tenter d’arrêter de fumer. Et pas dans ce grain de papier chiffonné, trop scolaire, je l’ai dit, qui traînait au fond de mon jeans taille basse et paillettes à cinq Euro, qui était, hors du travail, mon autre uniforme pendant ces années de pirates et de galères. Malgré une éducation dans les règles sur le plan religieux — encore un truc de ma mère —, on ne peut pas dire que mes affaires se menaient de façon très catholiques : avec le prêtre qui nous faisait le catéchisme à l’aumônerie derrière Notre-Dame-de-la-Croix-de-Ménilmontant, c’était expéditif et impulsif, toutes griffes dehors, et en criant. Après, si je voyais que je m’étais trompée ou alors que j’avais fait une erreur, je parlais un peu moins vulgairement — juste un peu. Je n’étais pas une mauvaise fille, ce n’était pas ça. J’étais sauvage. C’est autre chose. Ma mère disait que ça venait d’une vie antérieure. Mon enfance et mon caractère pesèrent plus que lourdement sur moi, en m’envoyant dans des retranchements peu fréquentables de mon âme. Comme les autres membres de la famille tant que nous vivions encore sous le même toit, c’est-à-dire pendant la moitié de mon existence, j’ai subi la violence de mon père. J’étais un nénufar en équilibre sur un étang, recouvert de feuilles et de branches cassées après le divorce orageux de mes parents.

C’est après une de ces disputes avec ma sœur que j’en ai eu l’idée. Ma mère, qui ne parvenait plus à nous séparer depuis quelques temps, téléphona aux flics ce soir-là. Les deux mecs balèzes rappliquèrent aussitôt, et une meuf comme moi, habillée tout en bleu. En entrant dans l’appart’, elle plongea son regard en moi, directement. Bien que super maquillée et avec des cheveux courts, défrisés, qui lui allaient carrément mignon, son visage sans expression me glaça. C’est ce que je me suis dis en discutant avec elle, seule à seule, quand elle m’interrogea sur ma version de la soirée. La bouture prit en une seconde :

— Toi, t’es blindée, c’est ça que je veux devenir.

Cette idée s’incrusta et lança ses racines comme Spiderman s’élance dans le vide entre deux immeubles de Manhattan. Et j’ai vécu comme ça des années ; j’ai bien aimé la liberté, le grand air, les cours de judo et les tours en vélocross rutilants, les sandwichs achetés dans des boulangeries de quartier qui nous recevaient royalement… et les tirs au pistolets, occasionnels, dans Sarkoland

Jusqu’au soir où j’ai dû retourner chez moi, à Belleville, dans l’immeuble où nous habitions autrefois. Au même étage. Dans mon appartement. Celui où j’avais vécu avec ma mère, ma sœur et mon père, pendant des années. D’autres vivaient là, et pourtant, du côté de la flicaille maintenant, je découvris la même histoire. Les mêmes angoisses, les mêmes larmes, les mêmes traces sur les mêmes endroits du corps et distribuées par le même genre d’homme. Je n’avais jamais revu mon père depuis notre fuite, mais ce ne fut pas long avant de réaliser — avec horreur — qu’il n’avait jamais déménagé, ni changé ses sales habitudes et sa façon de vivre. Lorsqu’on atterrit avec mes collègues, mon père était parti depuis une quinzaine de minutes. On s’est occupé du gosse et de la femme, à peine plus âgée que moi d’après ce que j’ai appris dans le PV que nous avons rédigé pour elle. En fait, il était impossible de le deviner autrement, tant elle était amochée. Ce que valait sa compagne avant que je fasse sa connaissance, impossible de le dire non plus. Le mec qu’était mon père — je ne sais plus comment le désigner — s’était lâché pour de bon ce soir, car normalement, grâce aux enseignements des arts martiaux, il savait comment frapper sans laisser de traces. A vrai dire, tout ce qui le concernait, de près ou de loin, ne m’intéressait plus depuis longtemps. Quelque part donc, je me foutais de cette pétasse autant que de la pile de linge sale qui grandissait et prenait, chez moi, à mesure que les jours passaient, des allures de pieuvre vraiment envahissante.

— Je ne sais même pas si ce pauvre gosse est mon frère, ai-je pensé en refermant la porte de ce qui était autrefois ma chambre.

C’est après mon dernier tour dans l’appartement, qui n’avait pas beaucoup changé, que le premier choc se produisit. Quelque chose de vague, une coulée noire, une espèce d’ombre, une silhouette qui se tient dans un angle mort, derrière, en attendant de faire un sale coup. Et qui surgit.

Certains ont dit que tout était de ma faute. Que je n’aurais jamais dû rester. Ni accepter, d’emblée, de me rendre sur les lieux familiers, si chargés, de mon enfance. Que j’aurais pu refuser. Quelqu’un a dit que remonter là-haut, seule, était de l’inconscience pure pour un bloc-notes et des PV. Que rien, ni personne, ne m’autorisait à faire une chose aussi stupide. D’abord de les oublier, ensuite de remonter les chercher. Que saluer mes collègues en leur disant de décoller avant moi, était une erreur fondamentale que ne laverait jamais aucune justification. Mais comment expliquer à quelqu’un qui n’a pas senti, à huit ans, la main de celui que l’on aime s’abattre sur soi ?

Le lendemain, à l’hôpital, ma mère entra dans la chambre. En me voyant les bras bandés et le nez cassé, étendue dans mon lit, elle demeura figée tandis que montait en moi, enfin, quelque chose qui cédait dans mon dos, mon ventre, et mon cœur. Un point de tension incroyable qui lentement se fendillait et craquait comme un morceau de terre sèche, revenant à la poussière. Dans cette lutte étrange avec mon père, comme avec moi-même, qui dure depuis que je suis née, mes os se brisèrent un à un — laissant, bizarrement, une impression de libération, paradoxale pour n’importe qui d’autre que moi. Je me réveillai dans le noir, étendue au salon, sous l’aquarium. La grosse tortue qui dormait dedans, sur un lit de gravier verdâtre, y semblait moins perdue que moi. Comme si c’était moi qui était enfermée dans son cube de verre irisé. Sur le balcon d’où il avait glissé, mon gros chat, que j’aimais tant, me regardait en fronçant les yeux. Son pelage de vieux matou repu se bombait en ronronnant. A quoi le black-out de mon esprit fut-il dû ? L’angoisse, les souvenirs, tous les fantômes de passage à Belleville, au septième étage de cet immeuble qui en compte treize ? Du fond de l’univers, assise dans mon coin sur quelques grains de résine multicolores, bleus, jaunes et verts, que ma mère brûlait là et oubliés de tous, j’ai longtemps pleuré et attendu. J’avais posé mon ceinturon par terre, avec mon arme à mes côtés, et ôté mes gros rangers. Il était 5h12 lorsque j’ai entendu le bruit de l’ascenseur, celui qui nous faisait tourner la tête et frémir, avec ma mère, quand il rentrait. Je m’en souviens, parce qu’à droite de l’entrée, comme avant, l’horloge digitale me renvoya son éternel retour à la gueule. Son retard et son humeur imprévisible, à jamais indéfinis et flous, qui changeaient sans cesse en nous terrorisant. Qui tournoyaient à vide, comme les ratées de l’embrayage sur l’échangeur, avec la menace de se faire exploser d’une minute à l’autre. Mais devant et derrière, l’autoroute était vide.

Sous mes yeux, ses clefs déverrouillèrent encore une fois cette porte, après cinq années d’évitement et de silence, en scellant nos retrouvailles. Son visage et ses yeux vides apparurent dans la nuit, comme ceux d’un mort, du sang partout sur ses vêtements. En faisant un dernier pas, comme par-dessus le garde-fou d’un pont, je me jetai sur lui. Et je suis tombée, avec tout mon bagage. Tout ce que j’avais appris pendant mon entraînement à l’Ecole de Police. Le gun dans la main gauche — je suis gauchère —, la matraque dans l’autre, les pieds nus.


Ma mère me serra dans ses bras, comme mon père ce fameux soir. Mon uniforme de flic était rangé quelque part dans ce grand hôpital du XXe arrondissement de Paris, mais après ce qui s’est passé, jamais plus je ne le retrouverai. Le sang dessus ne partira pas.

— Tu te souviens quand les flics sont venus vous séparer, Papa et toi ?

— Oui, deux voitures ont été nécessaires avant de seulement imaginer pouvoir le maîtriser…

— C’est moi qui l’ai fait, cette fois, à leur place. Je me suis protégée en mettant mon âme avant mon corps.

En entendant cela, en retenant sa respiration, ma mère ferma les yeux.

L’âme avant le corps… c’est fini, oui, je le sens, c’est sorti de vous… de lui aussi.

Mon père ne m’avait pas touchée.

4 commentaires:

  1. Une très belle écriture, nerveuse, habitée. Une histoire glaçante. Un accord redoutable. J'aime !

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  2. Merci Lucaerne de votre attention. "Un accord redoutable." J'écris en effet en fonction d'une musique. Lorsque je suis "là-bas", j'entends une musique dans ma tête, pardois aidé par Deezer, cette technique est récente mais pas forcément nécessaire. Puis je corrige, je relis, je retouche en fonction de la technique que j'ai apprise en travaillant pour le cinéma pendant des années, et en lisant Scott Fitzgerald pour la "poésie psychologique" - un concept que je pourrais vous expliquez si nous étions installés dans un café - je vous invite... Où vivez-vous ? A Paris ? En espérant avoir bientôt de vos nouvelles, je vous souhaite un bon été.

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  3. on a bien aimé , très actu je trouve, avec malaise à la clé.

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  4. Merci BN. Et l'homme d'Allemagne, à tes côtés. Bonnes vacances.

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