vendredi 28 mai 2010

Sous mes pieds nus


des grains de résine multicolores

sous mes pieds nus

projet de téléfilm

nouvelle

J’avais les yeux bleus et j’étais flic. Etre une fille dans ce métier, ça a ses avantages. Devant celles en difficultés par exemple, en rupture de banc avec la société. Dans ces cas-là, mes collègues m’envoyaient en éclaireuse et je dénouais les plis, tant que je le pouvais, des affaires qui auraient mal tourné sans mes astuces de sale garce.

Le bachot roulé en boule dans ma poche, depuis deux ans, et sans autre projet que les mecs, me la couler douce et la belle vie, j’étais plutôt directe. Pas mal agressive aussi — demandez à ma mère et à ma sœur. A vingt-deux ans, j’avais un physique de tueuse et de mercenaire. Les directeurs de casting que je croisais à l’époque dans les rues de Paris étaient borgnes. Je ne vois pas comment expliquer autrement leur manque d’attention à mon égard, car je suis créole, métissée indien des îles, juive, et black issue de l’esclavage — mais émancipée depuis longtemps, comme l’indique la statue de Joséphine qui se dresse sur la place de la Savane à Fort-de-France, récemment vandalisée et décapitée. J’étais une reine assez jolie, en tous cas, pour les facilités, les ordres et des sautes d’humeur que mon entourage supportait sans problème — sauf ma mère et ma sœur. Mieux roulée que le genre de cigarette, toute biscornue, que se préparait ma mère pour tenter d’arrêter de fumer. Et pas dans ce grain de papier chiffonné, trop scolaire, je l’ai dit, qui traînait au fond de mon jeans taille basse et paillettes à cinq Euro, qui était, hors du travail, mon autre uniforme pendant ces années de pirates et de galères. Malgré une éducation dans les règles sur le plan religieux — encore un truc de ma mère —, on ne peut pas dire que mes affaires se menaient de façon très catholiques : avec le prêtre qui nous faisait le catéchisme à l’aumônerie derrière Notre-Dame-de-la-Croix-de-Ménilmontant, c’était expéditif et impulsif, toutes griffes dehors, et en criant. Après, si je voyais que je m’étais trompée ou alors que j’avais fait une erreur, je parlais un peu moins vulgairement — juste un peu. Je n’étais pas une mauvaise fille, ce n’était pas ça. J’étais sauvage. C’est autre chose. Ma mère disait que ça venait d’une vie antérieure. Mon enfance et mon caractère pesèrent plus que lourdement sur moi, en m’envoyant dans des retranchements peu fréquentables de mon âme. Comme les autres membres de la famille tant que nous vivions encore sous le même toit, c’est-à-dire pendant la moitié de mon existence, j’ai subi la violence de mon père. J’étais un nénufar en équilibre sur un étang, recouvert de feuilles et de branches cassées après le divorce orageux de mes parents.

C’est après une de ces disputes avec ma sœur que j’en ai eu l’idée. Ma mère, qui ne parvenait plus à nous séparer depuis quelques temps, téléphona aux flics ce soir-là. Les deux mecs balèzes rappliquèrent aussitôt, et une meuf comme moi, habillée tout en bleu. En entrant dans l’appart’, elle plongea son regard en moi, directement. Bien que super maquillée et avec des cheveux courts, défrisés, qui lui allaient carrément mignon, son visage sans expression me glaça. C’est ce que je me suis dis en discutant avec elle, seule à seule, quand elle m’interrogea sur ma version de la soirée. La bouture prit en une seconde :

— Toi, t’es blindée, c’est ça que je veux devenir.

Cette idée s’incrusta et lança ses racines comme Spiderman s’élance dans le vide entre deux immeubles de Manhattan. Et j’ai vécu comme ça des années ; j’ai bien aimé la liberté, le grand air, les cours de judo et les tours en vélocross rutilants, les sandwichs achetés dans des boulangeries de quartier qui nous recevaient royalement… et les tirs au pistolets, occasionnels, dans Sarkoland

Jusqu’au soir où j’ai dû retourner chez moi, à Belleville, dans l’immeuble où nous habitions autrefois. Au même étage. Dans mon appartement. Celui où j’avais vécu avec ma mère, ma sœur et mon père, pendant des années. D’autres vivaient là, et pourtant, du côté de la flicaille maintenant, je découvris la même histoire. Les mêmes angoisses, les mêmes larmes, les mêmes traces sur les mêmes endroits du corps et distribuées par le même genre d’homme. Je n’avais jamais revu mon père depuis notre fuite, mais ce ne fut pas long avant de réaliser — avec horreur — qu’il n’avait jamais déménagé, ni changé ses sales habitudes et sa façon de vivre. Lorsqu’on atterrit avec mes collègues, mon père était parti depuis une quinzaine de minutes. On s’est occupé du gosse et de la femme, à peine plus âgée que moi d’après ce que j’ai appris dans le PV que nous avons rédigé pour elle. En fait, il était impossible de le deviner autrement, tant elle était amochée. Ce que valait sa compagne avant que je fasse sa connaissance, impossible de le dire non plus. Le mec qu’était mon père — je ne sais plus comment le désigner — s’était lâché pour de bon ce soir, car normalement, grâce aux enseignements des arts martiaux, il savait comment frapper sans laisser de traces. A vrai dire, tout ce qui le concernait, de près ou de loin, ne m’intéressait plus depuis longtemps. Quelque part donc, je me foutais de cette pétasse autant que de la pile de linge sale qui grandissait et prenait, chez moi, à mesure que les jours passaient, des allures de pieuvre vraiment envahissante.

— Je ne sais même pas si ce pauvre gosse est mon frère, ai-je pensé en refermant la porte de ce qui était autrefois ma chambre.

C’est après mon dernier tour dans l’appartement, qui n’avait pas beaucoup changé, que le premier choc se produisit. Quelque chose de vague, une coulée noire, une espèce d’ombre, une silhouette qui se tient dans un angle mort, derrière, en attendant de faire un sale coup. Et qui surgit.

Certains ont dit que tout était de ma faute. Que je n’aurais jamais dû rester. Ni accepter, d’emblée, de me rendre sur les lieux familiers, si chargés, de mon enfance. Que j’aurais pu refuser. Quelqu’un a dit que remonter là-haut, seule, était de l’inconscience pure pour un bloc-notes et des PV. Que rien, ni personne, ne m’autorisait à faire une chose aussi stupide. D’abord de les oublier, ensuite de remonter les chercher. Que saluer mes collègues en leur disant de décoller avant moi, était une erreur fondamentale que ne laverait jamais aucune justification. Mais comment expliquer à quelqu’un qui n’a pas senti, à huit ans, la main de celui que l’on aime s’abattre sur soi ?

Le lendemain, à l’hôpital, ma mère entra dans la chambre. En me voyant les bras bandés et le nez cassé, étendue dans mon lit, elle demeura figée tandis que montait en moi, enfin, quelque chose qui cédait dans mon dos, mon ventre, et mon cœur. Un point de tension incroyable qui lentement se fendillait et craquait comme un morceau de terre sèche, revenant à la poussière. Dans cette lutte étrange avec mon père, comme avec moi-même, qui dure depuis que je suis née, mes os se brisèrent un à un — laissant, bizarrement, une impression de libération, paradoxale pour n’importe qui d’autre que moi. Je me réveillai dans le noir, étendue au salon, sous l’aquarium. La grosse tortue qui dormait dedans, sur un lit de gravier verdâtre, y semblait moins perdue que moi. Comme si c’était moi qui était enfermée dans son cube de verre irisé. Sur le balcon d’où il avait glissé, mon gros chat, que j’aimais tant, me regardait en fronçant les yeux. Son pelage de vieux matou repu se bombait en ronronnant. A quoi le black-out de mon esprit fut-il dû ? L’angoisse, les souvenirs, tous les fantômes de passage à Belleville, au septième étage de cet immeuble qui en compte treize ? Du fond de l’univers, assise dans mon coin sur quelques grains de résine multicolores, bleus, jaunes et verts, que ma mère brûlait là et oubliés de tous, j’ai longtemps pleuré et attendu. J’avais posé mon ceinturon par terre, avec mon arme à mes côtés, et ôté mes gros rangers. Il était 5h12 lorsque j’ai entendu le bruit de l’ascenseur, celui qui nous faisait tourner la tête et frémir, avec ma mère, quand il rentrait. Je m’en souviens, parce qu’à droite de l’entrée, comme avant, l’horloge digitale me renvoya son éternel retour à la gueule. Son retard et son humeur imprévisible, à jamais indéfinis et flous, qui changeaient sans cesse en nous terrorisant. Qui tournoyaient à vide, comme les ratées de l’embrayage sur l’échangeur, avec la menace de se faire exploser d’une minute à l’autre. Mais devant et derrière, l’autoroute était vide.

Sous mes yeux, ses clefs déverrouillèrent encore une fois cette porte, après cinq années d’évitement et de silence, en scellant nos retrouvailles. Son visage et ses yeux vides apparurent dans la nuit, comme ceux d’un mort, du sang partout sur ses vêtements. En faisant un dernier pas, comme par-dessus le garde-fou d’un pont, je me jetai sur lui. Et je suis tombée, avec tout mon bagage. Tout ce que j’avais appris pendant mon entraînement à l’Ecole de Police. Le gun dans la main gauche — je suis gauchère —, la matraque dans l’autre, les pieds nus.


Ma mère me serra dans ses bras, comme mon père ce fameux soir. Mon uniforme de flic était rangé quelque part dans ce grand hôpital du XXe arrondissement de Paris, mais après ce qui s’est passé, jamais plus je ne le retrouverai. Le sang dessus ne partira pas.

— Tu te souviens quand les flics sont venus vous séparer, Papa et toi ?

— Oui, deux voitures ont été nécessaires avant de seulement imaginer pouvoir le maîtriser…

— C’est moi qui l’ai fait, cette fois, à leur place. Je me suis protégée en mettant mon âme avant mon corps.

En entendant cela, en retenant sa respiration, ma mère ferma les yeux.

L’âme avant le corps… c’est fini, oui, je le sens, c’est sorti de vous… de lui aussi.

Mon père ne m’avait pas touchée.

Court métrage, 2

en attendant
court métrage

disponible en 2020

Sophie Hanagarth en 1992. Un film de Jom Roniger sur les trace de Let's Get Lost, réalisé par Bruce Weber, avec Chet Baker. Caméra, Jérôme Bétant. Son, Matthieu Ramsauer. Montage son, Bénédicte Beauloye. CH-F, 16 mm N&B, 8', 1994.


Court métrage, 1

aux filles du feu de Gérard de Nerval
court métrage

disponible en 2020

Façon Bande à part de Jean-Luc Godard, s'agissant alors de la visite éclaire du Musée du Louvre, une adaptation du chef d'œuvre de la littérature française en onze minutes seulement. Avec Sarah Chaumette dans le rôle de la comédienne, et Jom Roniger, le réalisateur du film, dans celui de Gérard. CH-F, 11', 16 mm N&B, 1990. 

jeudi 27 mai 2010

Camilla en bikini

les nouvelles chroniques de l'homme

mon rédacteur en chef est-elle

jalouse de Camilla en bikini ?

épisode VI

Rendez-vous au GloptTronic pour une séance de courts métrages organisée par Fuji. Chaque mois, une sélection de films sortant des laboratoires. En me rendant aux séances du GlopTronic, j’aimais cette impression de me plonger dans la tête des femmes et des hommes qui font le cinéma aujourd’hui. Je vivais en France, à Paris, dans un microcosme minuscule très difficile à pénétrer. Normalement, les gens de cinéma ne communiquent pas entre eux. Ils nagent dans un réseau, donnent des coups de coudes, de pouces, en dessus et en dessous de la ceinture. L’altérité de l’autre est perçue soit comme un empêchement, soit comme un tremplin. Pas d’autre alternative. Sauf au GlopTronic justement que j’aimais bien fréquenter pour le buffet de hasard après la projection. J’y avais parfois découvert de bons films, un ou deux vrais réalisateurs, en notant ensuite des adresses mail et des numéros de téléphone.

Mais jamais auparavant aucune rencontre amoureuse.

— Je t’en prie ! ne dépasses pas deux feuillets ! m’avait dit le rédacteur en chef. Nous sommes lus sur Internet, don’t forget ! Cantonne-toi à une seule anecdote, my dear boy. Avec un début, un milieu, et une fin. Get it, small brain ?

Mon début : Camilla, vingt-six ans, blonde, assistant-réal à Canal Plus, et des yeux pétillants comme les bulles de Champagne dans les verres sur le buffet campagnard après la séance. Il paraît que les hommes ne se dévoilent pas assez dans la presse féminine, alors mon rédacteur en chef, qui est une femme par ailleurs, m’avait sélectionné pour ça : parce que j’aimais bien me dévoiler, comme une femme, sans pour autant oublier que j’étais un homme. Et cet homme regardait Camilla évoluer parmi la foule compacte des spectateurs pour atteindre le bar tout en cuivre du GlopTronic.

— Comment faire pour l’atteindre ? me disais-je. Cette fille est trop parfaite. Trop jeune. Trop fringante. Tellement belle. Inaccessible…

Je traînais de nombreuses casseroles derrière moi après mon divorce. Ce qui expliquait ma tendance à me dévaloriser sans raison apparente, car au fond, l’homme qui observait Camilla était encore intéressant. Cheveux longs, lunettes noires, deux enfants en bas âge, je m’identifiais au personnage du Père dans Mon Voisin Totoro de Hayao Miyazaki, à tel point qu’un jour je rencontrai une femme qui rêva de moi volant dans le ciel main dans la main avec elle, comme dans un épisode de ce film.

— Attention, concentre-toi sur l’essentiel ! Une seule anecdote à la fois ! me répétait mon rédacteur en chef.

Je parlerai plus tard de Sabrina Andrea Modinacelli…

Juste à côté de moi, il y avait une grande rousse avec une veste rouge. Une productrice probablement.

— Avez-vous vu les courts métrages du début ?

Comme j’étais arrivé en retard, ma question était légitime. Mais cette rousse voyait très bien où je voulais en venir. En répondant vaguement oui de la tête, elle chercha son téléphone pour envoyer un sms. Devais-je lui lancer : Alors, aucun message, vraiment personne pour venir vous sauver et vous donner une contenance ? Mais je fermais ma gueule. Comme elle tournait la tête vers moi, je tentai une seconde chance.

— La comédienne dans l’avant-dernier film était vraiment sensasse, pas vrai ?

— Je le pense aussi, répondit-elle sèchement.

Puis elle fendit la foule jusqu’à l’autre bout du GlopTronic afin de mettre le maximum de distance entre nous. La goujaterie de cette femme était inutile. Je ruminais en faisant la moue quand Camilla s’approcha alors de moi. En plongeant mes yeux dans les siens, car cette nana me regardait vraiment, oui, je m’accrochais au bar pour ne pas tomber. De toutes mes forces. C’était exactement mon volume : cent soixante centimètres, fine, des seins minuscules que les hommes rêvent d’embrasser pendant des heures. Cela faisait des mois que j’avais oublié le contact d’une peau contre une autre peau, l’odeur délicate d’une personnalité plutôt qu’une autre. Le spectacle de Camilla, son espièglerie à portée de mains, tournée vers les hommes comme sur elle-même sans forcément se prendre pour Queen Victoria, était insensée. Voire insoutenable dans ma situation. Malade d’amour chaque fois qu’une femme croise mon chemin, comme Pierre dans la série des Pokémons qu’adorait mon fils l’année passée. Dans la série, chaque fois que Pierre rencontre une femme, elle est déjà prise. Malade d’amour, le cœur brûlant, je tentais de garder mon sang-froid en lui adressant la parole. Camilla me répondit à la volée parce qu’elle était curieuse, joueuse, courageuse, féminine et intuitive. Comme sous l’effet d’une douche bienfaisante, mon cœur se détendit en une seconde. Cette musique me plaisait terriblement, pleine de bienveillance. Camilla s’intéressait à moi, vraiment ? Sa voix était un baume capable de soigner n’importe quel symptôme, pansant mes plaies d’ours blanc solitaire. Nous parlâmes ainsi un bon moment, puis un réalisateur qu’elle connaissait, qui avait fait un film avec Jeanne Cherhal pour Canal Plus, que je n’avais pas aimé, s’approcha de nous.

— Tiens, Camilla, qu’est-ce que tu fais là ? fit-il.

— Rien. Je vois des films. Je bavarde… Et Juliette, comment va-t-elle ?

Il venait de se séparer de Juliette.

— Redonne-moi ton numéro, il faut qu’on se voie. Tu fais quelque chose cette semaine ?

Camilla, après m’avoir demandé de tenir son verre de vin, sortit son agenda. Puis le mec s’en alla et tout recommença entre nous comme si de rien était. Apprendre à accepter ce qui arrive, ou ce qui n’arrive pas. C’était les mots de Camilla, en bikini au bord de la piscine, pour décrire le concept de cool attitude qui était le sien depuis des années. Mais cette phrase tournait en boucle dans ma tête : Tu n’as pas besoin de forcément construire une suite d’un épisode à l’autre de ta chronique. Je me souvenais de ce que m’avait dit mon rédacteur en chef. J’étais le scaphandrier au fond de la piscine, raclant le fond de ma mémoire pour écrire. Cette impression ne me quitta plus de la soirée.

Le bruit des casseroles et ces putains de fers aux pieds. Surtout devant sa porte au moment de nous embrasser pour nous dire au revoir.

— Dans cette rue déserte du 9e arrondissement de Paris, tu es enfermé dans ta vie comme dans un roman de Scott Fitzgerald, fit le scaphandrier devant la porte de Camilla.

Traînant ses lourds socques de plomb sur le trottoir, il était venu jusqu’à nous, jusqu’ici, devant la borne à vélos rue de la Tour d’Auvergne… Mais c’était aussi mon rédacteur en chef qui venait de lire mon papier. Elle était embêtée.

— Je ne sais pas…

Elle hésitait.

— Quatre feuillets… Je trouve que c’est trop long. Deux, je t’ai dit ! DEUX !! Tu vas faire un effort à la fin ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça, moi ?

Je regardais le bout de mes chaussures sous la table dans le café.

— Tu veux un conseil, ajouta-t-elle ?

Les yeux mouillés, rempli d’espoir, comme un chien, je relevais la tête vers elle. J’avais dévissé mon casque de scaphandre, je l’avais sous le bras.

— Ne te laisse pas guider par ton écriture…

Maintenant qu’elle n’était plus filtrée par le verre de mon casque, par l’œil du scaphandre, je voyais cette flamme intense dans les yeux de mon rédacteur en chef. Cette fureur dans ses yeux me terrorisa. Comme si elle allait brusquement m’arracher les couilles, elle ajouta :

— Et puis merde à la fin ! tu vas l’enlever ton costume de caoutchouc puant ? Ça fait du bien, non, tout cet oxygène ? Ça fait du bien de respirer comme ça à l’air libre ? Tu la sens la différence ?

Mon rédacteur en chef est jalouse de Camilla en bikini.

mardi 25 mai 2010

Shakespearia memori

Le souvenir du tableau bleu

nuit de Marc Chagall

improvisation sur Hamlet et Ophélia

théâtre, partie un



1.

OPHELIA, 59 ans, DIMITRI, 35 ans

L’homme sort de la douche. Il est nu. De la vapeur s’échappe en volutes de la salle de bains, par la porte, en l’habillant comme un ange dans un tableau de maître, au Louvre, sur fond de ciel bleu.


OPHELIA. — Ce que tu es beau, mon Poussin.


Il fait nuit. L’ombre de l’homme danse sur les murs comme dans une caverne autour d’un feu. Les deux lampes de chevet sont pâles en comparaison, dans cette chambre, mais elles sont suffisantes pour lire Platon en édition de poche dans un hôtel, et voir l’heure qu’il est, avant de s’endormir, sur la grosse montre-bracelet en acier à portée de main, souvenir de son père, qui traîne sur la tablette au bord du lit.


DIMITRI. — Tu désires encore les hommes, toi ?

OPHELIA. — J’ai bien le droit de t’admirer quand tu es à l’hôtel avec moi.

DIMITRI. — Ouais, c’est pour ça que t’as jeté les clefs en sortant du 23h50 en provenance du Havre ?

OPHELIA. — Peut-être, c’est vrai…

DIMITRI. — N’importe quoi.

OPHELIA. — Tu vas arrêter de nous embêter avec ça ? Pourquoi tu ne laisses pas un double chez les voisins, tu peux me le dire ? On n’en serait pas là si tu faisais les choses normalement.

DIMITRI. — Maintenant, en plus, c’est de ma faute évidemment. Tout vérifier, tout savoir, tout maîtriser. Bien sûr que j’avais les clefs ! Tu n’étais pas obligée de me les demander à ce moment-là, en descendant du train, dans la précipitation.

OPHELIA. — Arrête.


Elle se déshabille.


OPHELIA. — Tu as quelque chose pour moi, pour dormir ?


L’homme saute du lit pour fouiller dans son sac. Il tend un sweat-shirt Université de la Sorbonne Nouvelle.


OPHELIA. — Il n’était pas pour Julien ?

DIMITRI. — Il ne l’aime pas. Ça me fait des souvenirs. Je l’ai gardé pour moi… Tu as vu l’échelle ?

OPHELIA. — De quoi tu parles ? (En regardant le sweat-shirt) Je ne vois rien.

DIMITRI. — Dehors…


La femme va à la fenêtre.


OPHELIA. — Ce ne serait pas arrivé si Julien avait été là.

DIMITRI. — Tu ne voudrais pas changer d’époque ?


Elle hausse les épaules.


DIMITRI. — Il suffirait de tirer l’échelle dans la chambre. L’échelle nous emmènerait dans une autre dimension.


Entre les rayons de lune et le vent qui souffle des cannettes de bière en bas dans la rue, la femme regarde la nuit, les yeux dans le vide. En revenant vers le lit, l’étincelle dans ses yeux n’est plus là, elle a été soufflée. Elle semble perdue.


DIMITRI. — Un jour, je vivais comme un poisson, je vivais dans ton ventre, là. J’étais dans une autre dimension. J’étais bien. C’était bien, ta grossesse, non ?

OPHELIA. — Les problèmes sont venus plus tard, en effet.

DIMITRI. — Un jour, je suis passé d’une dimension à une autre et je n’ai gardé aucun souvenir de ce passage. Apparemment. Il paraît qu’il y a des gens qui s’en souviennent. Ray Bradbury par exemple, lui, prétend qu’il s’en souvient très bien.

OPHELIA. — Il se souvient du jour de sa naissance ?

DIMITRI. — Un long tunnel noir, et de la lumière au bout.

OPHELIA. — C’est la mort qui est décrite comme ça d’habitude.

DIMITRI. — Je ne me souviens plus précisément de sa description. Seulement de l’idée générale. J’ai lu ça dans le supplément littéraire du Libé. Ce qui m’intéresse, c’est le passage d’une dimension à une autre.

OPHELIA. — Donc nous allons tirer l’échelle à l’intérieur de la chambre… Qu’est-ce qu’on fait ensuite ? On appelle les pompiers ?

DIMITRI. — Ensuite, je passerai en premier, et tu me suivras.

OPHELIA. — Ce n’est pas l’inverse normalement ?… Je crois que je ferais aussi bien de l’appeler tout de suite. Tu crois qu’elle dort déjà ?

DIMITRI. — Laisse Danielle tranquille. C’est plus raisonnable. Ouais, vas-y, sors ton portable et compose un numéro, c’est rassurant ! Au feu les pompiers !

OPHELIA. — Tu transformes tout, tu arranges tout à ta façon. Je ne suis pas aussi désagréable ?… Vraiment ?

DIMITRI. — C’est toi qui vient en premier, c’est toi qui m’a éduqué et qui a pris soin de moi, mais plus le temps passe, plus il me semble que c’est moi qui te précède sur terre. Ta vie s’efface lentement, s’estompe, et c’est moi qui prends ta place. Je suis au centre du cercle de la famille.

OPHELIA. — Je ne suis pas encore morte.

DIMITRI. — Dieu est un cercle dont le centre est infini —

OPHELIA, (en l’interrompant) — Oh ! s’il te plaît, je suis fatiguée, j’en ai assez. Ça suffit. Arrête, Dimitri !

DIMITRI. —… Quand ça t’arrange, tu claques la porte et c’est fini.

OPHELIA. — Nous verrons ça demain, si tu veux bien.

DIMITRI. — C’était quand, la dernière fois que nous avons dormi dans le même lit ? J’essaie de me souvenir. De communiquer, de communier. Je voudrais deviner ce que j’ai à te dire. Je ne sais pas ce qui m’arrive en ce moment, je confonds sans arrêt ces deux mots : mépriser, et maîtriser…

OPHELIA. — Parce que tu cherches à me dire quelque chose ?

DIMITRI, (en prononçant chaque mot distinctement) — Si tu disparaissais… brusquement… en me souvenant de ce soir… je me dirais que j’aurais dû… profiter de cette occasion pour te… parler… pour te dire quelque chose… pour savoir… pour écouter ce que tu aurais à me dire… ton message… Je penserais certainement à une question et je regretterais mon manque d’attention à ton égard. Je regretterai que tu ne sois plus là pour me répondre.


Long silence.


OPHELIA. — Je n’ai aucun secret de famille à révéler, tu seras déçu. Que veux-tu savoir ?

DIMITRI. — Mais rien… Peut-être qu’il faut que je te serre dans mes bras ? Que je t’embrasse. Comme si c’était la dernière fois. La dernière nuit.

OPHELIA. — C’est gai… Il faut que je rappelle Danielle demain matin, tu te souviendras, sinon elle nous attendra.


Long silence.


DIMITRI. — Regarde-moi.


Il la force — il la maintient serrée devant lui.


DIMITRI. — Maman ! — Regarde-moi !

OPHELIA. — Tu me fais peur… Tu as des soucis d’argent, c’est ça ?… Tu as… tu es malade ? Dimitri, qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que tu as ?

DIMITRI. — Je crois que je vais passer — prendre cette échelle, dehors — et passer de l’autre côté.

OPHELIA. —… Le joueur de violon et la danseuse…

DIMITRI. —… Qui s’éloignent, qui s’envolent, en laissant leurs enfants tout seuls dans les bois, en bas, dans la nuit… du bleu, du jaune, des étoiles… et cette musique.

OPHELIA. — Tu dis toujours à tes copains que nous avons un Chagall en Normandie, dans la maison ? Ça les impressionne encore ?

DIMITRI. — C’est une copie, et alors ? C’est toi qui l’a peint quand tu étais aux Arts Déco. Elle date de Mai 68 et tu baises n’importe qui, n’importe comment, en 1968. Et alors ? Moi je pense que c’est un vrai Chagall. Nous sommes à Paris, dans les années 20 —

OPHELIA. — « In my younger and more vulnerable years my father gave me some advice that I’ve been turning over in my mind ever since. — Whenever you feel like criticizing any one, he told me, just remember that all the people in this world haven’t had the advantage that you’ve had. »

DIMITRI. — The Great Gatsby, Francis Scott Fitzgerald ne l’a pas encore écrit —

OPHELIA. — « Gatsby believed in the green light, the orgiastic futur that year by year recedes before us. […] So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past. »

DIMITRI. — Paris est une fête… Mais c’est déjà la vie de Scott qui est plus importante que son œuvre. Ma vie est plus importante que…

OPHELIA. — Nous sommes en 2010. Tu es l’homme dans le dessin animé japonais, avec ses deux enfants. Tu lui ressembles. Il n’y a plus aucune femme autour de toi. (Faussement humble) Seulement Grand-mère.

DIMITRI, (en laissant des vides entre les mots) — Il y a des zones troubles dans lesquelles s’engouffrer entièrement. Des passages capables de réactiver des zones oubliées en nous, ailleurs, pour nous libérer.

OPHELIA. — De quoi ? (A placer sur la réplique précédente, dans les trous) Je ne sais pas — je ne connais pas — je ne comprends pas —

DIMITRI. — Nous serons heureux, Ophélia…

OPHELIA. — Mercredi nous irons voir le dernier Miyazaki au cinéma, avec les enfants —

DIMITRI. — Il existe une émotion capable de mettre les soucis de côté. Certains pensent que c’est de la chance. Je dis que c’est l’émotion. Ce que je suis capable de ressentir, d’exprimer, et de faire sortir de moi pour le regarder et le comprendre. Ce que j’ai ressenti dans le passé. Ce que je ressens aujourd’hui parce que j’ai rendez-vous demain avec la maman de Rhâna.


Silence.


OPHELIA. —… Qui est-ce ??

DIMITRI. — C’est une femme que j’ai croisée dans un parc. Il y a quatre ans.


Long silence pendant lequel Ophélia voudrait deviner ce qui restera de son fils après ce rendez-vous demain. Après le passage d’une autre femme.


DIMITRI. — Nous avons passé un magnifique après-midi, avec les enfants, au parc, au soleil. Elle était en instance de divorce. Moi aussi. Alors nous nous sommes quittés sans faire aucun remous et sans tenter de nager l’un vers l’autre. Il n’était pas question de nous revoir.

OPHELIA. — Parle-moi de ton enfance. Quels sont les souvenirs que tu as de moi ? Comment me voyais-tu à l’adolescence, ou même avant ? Raconte-moi des histoires.

DIMITRI. — Deux ans plus tard, nous nous sommes croisés dans un café. Au Cannibale. Sur une île déserte. Je venais de rompre. J’étais libre. Naufragé mais survivant/e. Comme une bouteille à la mer avec mes coordonnées dedans, j’ai griffonné mon numéro sur un bout de papier. Elle était avec sa mère, comme une fille bien gentille. Ce soir, je suis avec toi.

OPHELIA. — Quand tu essaies d’aborder le sujet de ma jeunesse, je prends la fuite. C’est ce que tu affirmes.

DIMITRI. — Ça me rend encore plus irascible… Je voudrais t’attraper, te poser des questions et tu fuis — littéralement, tu disparais. Ça me rend fou. Ça me rend dingue. (Silence.) Un jour, je t’ai perdue. Tu as pris le parti des autres. Tu protèges le bonheur qui te reste.

OPHELIA. — Tu n’es pas franchement une source d’apaisement, mais tu restes mon fils, oui… Ton rendez-vous demain, je n’y crois pas. Dimitri, je voudrais croire à ton histoire. Je voudrais croire à cette femme pour la voir dans ta vie. Elle arriverait, se présenterait à toi et tu l’embrasserais et elle se laisserait faire. Cette femme-là te rendrait tes baisers.

DIMITRI. — Dans mon histoire, elle me rendrait heureux…

OPHELIA. — Dans ton histoire, les femmes n’existent pas… Je n’existe pas. Tu n’es pas Pinocchio. Je me suis fait baiser par ton père, c’est tout, et je ne suis pas le ventre de la baleine dont il faut te libérer, ni une gangue, une noix à briser. Les femmes ont une fonction. Tu ne veux pas les compromettre, comme si tu ne leur devais rien. Les femmes, avec toi, n’ont pas droit à la parole. Nous avons un point de vue qui n’est pas le tien, ni celui de ton père. Mais je t’aime Dimitri, je t’aime.

DIMITRI. — Brisée sur un rocher, happée dans un ouragan, envoyée au fond des mers, ma bouteille s’est perdue avec le message qu’il y avait dedans. Une baleine l’aura avalée. La communication est rompue… (Silence.) Deux ans plus tard, il y a trois jours, nos chemins se sont encore croisés, dans le parc de Belleville, comme par hasard ! Cela fait quatre ans en tout depuis le premier après-midi dans ce même parc, cinquante mètres plus haut, côté sable.

OPHELIA. — Tu nous fais la carte de l’île au trésor ? Décris-moi la femme, montre-la moi !

DIMITRI. — Cette fois, les enfants ne sont pas avec nous. Tous les deux nous sommes libres. Elle est avec une copine… C’est elle. J’ai dit : « Tu es la Maman de Rhâna, c’est ça ? » Elle souriait. Je lui ai demandé si je pouvais m’asseoir dans l’herbe, auprès d’elles. L’autre femme me dévisage salement en protégeant ses yeux du soleil derrière moi.

OPHELIA. — J’aurais dit oui à leur place. Deux petites connasses.


Elle se rhabille.


DIMITRI. — Elle n’avait rien oublié, chaque détail, Livia se souvenait de tout. La vie nous a présenté l’un à l’autre, c’est vrai, comme tu dis, et il faut quatre ans pour nous préparer à cette éventualité. Quatre ans et quelques autres femmes pour lui prouver que c’est elle que je désire. Aucune autre femme. Aucune autre.


Tandis qu’il parle, sa mère se coiffe dans la salle de bains. Comme tout à l’heure, elle revient se poster devant la fenêtre. Elle attend un signal.


DIMITRI. — En faisant l’amour, l’intensité et la violence se confondent en nous, si l’homme et la femme conçoivent un enfant. Explosion de lumière et de couleur. Le moment de la naissance, de l’expulsion, est d’une rare violence. Ce que les femmes connaissent physiquement, les hommes en sont seulement témoins. Le moment est encore une fois arrivé.


Après lui avoir jeté un dernier regard, elle prend l’échelle dehors pour la déposer à l’extrémité du lit, aux pieds de l’homme.


DIMITRI. — Le moment de choisir librement. De se laisser guider.

OPHELIA, (chuchotant) — Se laisser… Guider…

DIMITRI. — Et non pas seulement influencer.


Du lit à la fenêtre, l’échelle forme un pont sur l’invisible, sur leur vie, jusqu’à la nuit froide dehors. L’air glacé entre en rafale par la fenêtre ouverte en soufflant sur les longs cheveux d’Ophélia. Dimitri ne bouge pas. En frissonnant, Ophélia grimpe sur l’échelle, puis ils s’embrassent une dernière fois. Sans lui, elle n’y parviendrait pas. Il l’aide à marcher en équilibre sur les barreaux de l’échelle, et à enjamber la fenêtre.


DIMITRI. — Le moment de humer l’air en disant : Tu es libre, je suis heureux. Tu es ce que tu es, et je suis ce que je suis. Enfin, nous n’avons plus peur. Je t’aime.




Je suis l’Indien

improvisation sur Cordélia et Lear

théâtre, partie deux



2.

CALIA, 35 ANS ; PAUL, 59 ans.

La femme pénètre dans la chambre vide, chargée comme un ânesse, une bourrique, une pauvresse… Elle dépose ses valises en soufflant et en s’étirant.


CALIA. — Putain, fait chier, je ne lui avais rien demandé. Pourquoi je me suis fichue dans cette galère ? Pourquoi j’ai dit oui ? Quelle conne… Mais quelle conne… il n’a qu’à se débrouiller tout seul… Est-ce qu’il m’a demandé mon avis quand il s’est tiré, lui ? Est-ce que j’ai pu dire quelque chose ? T’es une connasse Calia. Mais t’es con ou quoi ? Tu ne pouvais pas te taire… Hey, fille, tu voudrais pas me donner un coup de main ? Je ne peux plus conduire.


Elle donne un coup de pied dans la porte pour la refermer.


CALIA, (sur l’air de…) — Je ne veux plus entendre parler de ce mec. Je veux me reposer. Putain !!! Merde-chier-con, fait chier ! Ben ouais Papa, je parle comme un connard, je parle comme toi ! Je suis ton bâton merdeux, et oui, c’est moi, ta fille ! C’est moi, Calia ! Je…


Des bruits de pas dans le couloir l’empêchent de soliloquer ainsi jusqu’à plus soif. Elle est épuisée physiquement et nerveusement. La nuit est tombée depuis quelques heures.


CALIA. — Concerto pour piano et halètement de chihuahua rose… C’est quoi le prochain morceau ? Johnny se prend les pieds dans le tapis en sortant de l’ascenseur et son manager criant : Debout ! Encore ! Et Johnny qui répond : Je vous aime, je ne vous oublierai jamais ! Fuck ! Je veux récupérer mon iPod ! Je veux un iPod ! un cheval — n’importe quoi pour me boucher les oreilles !


Le fauteuil érigé en barricade dans l’entrée, coincée contre la porte, elle regarde les clefs dans sa main. Plongeant sa tête dans les coussins, elle fait l’autruche. Quelqu’un frappe à la porte.


PAUL, (off) — Calia ? Caliaaa ?…

CALIA. — Oui…


Elle hurle dans les coussins, en sourdine, et donne des coups de poings dans les fauteuils, comme dans un punching ball.


PAUL, (off) — Calia…???! Ça va ?


La femme se lève pour ouvrir la porte. En sautillant sur une jambe, Paul se dirige vers l’un des étuis à guitare parmi les bagages. Il sort une basse et commence ses gammes pour se chauffer. Calia l’écoute chantonner Hey Jude des Beatles.


CALIA. — Papa, tu sais, quelqu’un m’a dit qu’il a lu un vieux magazine où c’était écrit qu’en 1968, tu avais été classé meilleur bassiste devant Paul Mac Cartney. C’est quoi ces conneries ? (Lisant le magazine qui traîne sur le lit, remplissant le vide entre eux) J’ai 21 ans, je suis avec un homme depuis un an et demi. Nous sommes très amoureux. Il m’a juré qu’il ne se passe plus rien avec sa femme, promis qu’il va la quitter, mais il ne le fait pas. Il prend l’excuse de ses enfants pour rester. Et celle-ci, attends, écoute : J’ai 13 ans, je suis en 4e. Mon problème est que je n’ai aucune repartie. Je ne sais pas quoi faire quand on m’insulte. J’ai déjà essayé de les insulter en retour, mais cela ne marche absolument pas. J’ai tenté aussi de les ignorer, mais cela non plus n’est pas efficace. Je ne supporte plus d’être humiliée ainsi. Que dois-je faire ? Réponse numéro un : Arrêter de te branler avec Marie-Claire, Glamour, et Télé-Loisir… Meilleur bassiste devant Paul Mac Cartney… Meilleur bassiste devant Paul Mc Cartney… Je rêve ? J’ai entendu dire que dans ton groupe, il y avait la sœur d’Aretha Franklin… La sœur d’Aretha Franklin, à ton service, qui chante pour toi, papa… Je savais que tu avais été le bassiste de Léo Ferré, mais là, tu en rajoutes une couche on dirait. Meilleur bassiste devant Paul Mc Cartney — c’est pas un peu exagéré, là ?


Son père s’arrête de jouer. La façon maladive qu’elle a de triturer son sac attire son attention. Son regard l’encourage à lui parler plus sincèrement… Mais sa fille ne sait pas quoi lui dire…


CALIA. — J’ai… je… c’est-à-dire que… j’ai… fait un rêve la nuit dernière…

PAUL. — Vas-y, parle-moi, Calia, je t’écoute…

CALIA. —… Tu sais combien je l’aime, papa, c’était Hayao Miyazaki qui m’expliquait son travail. Qui faisait des commentaires pour moi. Qui me révélait ses secrets de cuisine. Sa philosophie. Et devant le Maître, je me taisais évidemment. J’écoutais. Hayao m’explique de quelle couleur il faut peindre un ciel. Dans mon rêve, je vois les couleurs et les différentes versions de ciel possible. Bleu. Jaune. Gris… Avec ou sans nuages… Orange, blanc… Il me dit : Ce ne sont pas les bonnes couleurs pour faire un ciel d’orage. Miyazaki me montre comment il faut faire. Dans mon rêve, je vois de larges coups de pinceau, épais. Le ciel se colorie en brun. La main qui tient le pinceau, elle, est invisible. Miyazaki n’est pas dans mon rêve physiquement. C’est sa voix que j’entends. Pour un ciel d’orage, il me dit, tu vois, j’emploie du brun. C’est du brun qu’il faut. Les éclairs, la foudre, descendent du ciel vers la Terre. Le tonnerre gronde dans le ciel puis l’électricité, l’énergie d’en haut, trouve son chemin vers le monde d’en bas. Elle descend. L’énergie passe de l’Univers à la Terre. L’énergie descend. Alors le brun que j’utilise dans mon dernier film pour le ciel signifie l’énergie de la Terre qui remonte. Vers le haut. Vers le ciel. Car l’énergie circule. Il ne faut pas contrer les forces. Il faut jouer avec elles. C’est mon message. Tu comprends… Paul ?

PAUL. —… Jouer avec les éléments en ta faveur, ou contre toi…

CALIA. —… Il nous faut tenir compte du hasard. L’énergie, c’est la vie, c’est le hasard.


La femme passe ses mains sur les murs de la chambre, les meubles, le couvre-lit, les fauteuils… Tout est de la même couleur, dans des teintes brunes justement. Elle est sensible à cette coïncidence entre son rêve, et la déco dans la chambre de son père.


PAUL. — Maintenant, pourrais-tu me passer de la crème en bas du dos ? Tu crois que ce soit possible que je te demande ça ?

CALIA. — Non. (Prenant le tube de crème) Ça me paraît tellement évident ce que je viens de dire que je me demande ce qu’il y a à comprendre. C’est comme cette crème, là… Son dernier film sort mercredi prochain. J’irai le voir avec les enfants : Ponyo sur la falaise, sortie le 8 avril 2009.


Quand le flic découvre un macchabée dans Les Experts, c’est Paul soulevant sa chemise sans aucune pudeur — ou l’inverse, en en déployant beaucoup. L’homme s’est mis à nu et il attend… Pressentant beaucoup de violence, une force comme un soleil lui brûlant les yeux, elle hésite à reboucher le tube de crème. Elle ne sait plus quoi faire : capituler devant le spectacle lamentable de son père, se laisser attendrir, ou continuer de se rebeller pour lui asséner le coup de grâce, enfin, et assister à la mort de la bête — pour le voir rendre gorge.


PAUL. — D’ici mercredi, je pourrai me débrouiller seul… Je vais te dire ce qui me gêne aujourd’hui. C’est la vision que se font les femmes de la liberté. Comme s’il n’y avait que des libertés et aucun devoir. Aucune obligation, aucune règle et plus aucune loi. Comme si l’autorité n’existait pas. Je vais faire exprès de pousser le bouchon, rien que pour toi ma chérie, Calila-lila : l’autorité de l’homme n’existe plus. La religion juive est une religion matriarcale. La femme, c’est Dieu. Quand je baise ma femme, c’est avec Dieu que je baise et tant pis si ça t’emmerde. Je vous emmerde tous avec mon Dieu et mes histoires de cul. This is the end, my only friend, the end… — Il y a plusieurs factions chez les Juifs, tu devrais le savoir, lila-Calia — Calila-lila… — de quelle branche es-tu ?


Orphée revenu chercher Eurydice pour la reprendre. La musique est sinueuse, électrique, puissante et magnétique entre eux. C’est une vibration qu’ils savent l’un et l’autre.


PAUL. — Il n’y a pas plus antisémite que les Juifs entre eux. (En grommelant à la Brando) Seul les imprudents se permettent d’être sincères mais il n’y a pas de rébellion sans imprudents — La rébellion, c’est la matrice de l’homme… et celle de la femme. (En transe à cause de la douleur dans sa jambe) Résister, c’est être à l’unisson — pardon si nous sommes pareils tous les deux dans la caverne. Nous sommes revenus pour reprendre ce qui nous appartient. C’est une mine d’or entre nous, et tu ne fais rien. Tu n’entends rien. Tu ne m’entends pas.


Ce constat trouve une issue physique dans le corps de la femme qui frissonne, à la mesure du silence qui dure depuis une éternité, de ce long sommeil entre eux.


CALIA. — L’énergie circule entre nous, tu me l’as donnée… Tu es venu me rechercher, et je suis là… (A cheval sur ses vieux démons) Mais l’homme et la femme, ça n’existe pas. Seulement le pouvoir. Le pouvoir et l’autorité, ce n’est pas pareil.

PAUL. — Calila, regarde-moi, écoute-moi. Je ne suis pas encore mort. Dis-moi ce que tu as à me dire. Plus je t’écoute, moins je te comprends. C’est pour ça que j’ai fait appel à toi et à personne d’autre. Qui sait combien d’occasions nous seront données de nous parler ? (Hésitant à se confier) Moi aussi, j’ai fait un rêve la nuit passée… J’avais une espèce de boîte de chocolat entre les mains. Une image est imprimée dessus — une photo, deux personnages qui se font face. Entre les deux personnages, une espèce de motif décoratif, en relief — comme tes cheveux, là… —, qui les séparent. L’image est en noir & blanc quand le motif, lui, est en jaune doré à la feuille sur la boîte. Le motif est plaqué sur l’image. Il est venu après. Dans mon rêve, il est dit — je ne sais pas qui me parle —, qu’il n’existe normalement aucune image de ces deux personnages ensemble. A gauche, en principe c’est le photographe qui a pris cette image. Et à droite, il y a le Che.

CALIA. — Donc si je comprends bien, le photographe, c’est René Burri, c’est ça ?

PAUL. — Oui, normalement c’est lui qui a pris les clichés du Che avec son cigare. Je ne sais pas pourquoi, dans mon rêve, c’est Marc Riboud…

CALIA, (en feuilletant le magazine qu’elle lisait tout à l’heure) — C’est pas grave papa… Il y a une expo Marc Riboud au Musée du Romantisme.

PAUL. — Attention, tu me fais mal…

CALIA, (en s’arrêtant de masser) — C’est fini ?

PAUL. — Non… Continue de… (Cris de douleur) — Ensuite je suis avec les deux personnages. Dans un univers noir & blanc, sans aucune couleur. Je fais la vaisselle et j’écoute parler les deux hommes. Le photographe explique au Che qu’il ne pourra pas lui remettre les clichés demain. Ça n’a pas l’air de gêner le Che. En fait, le photographe se justifie pour un truc au sujet duquel personne ne l’a pourtant embêté. Vous comprenez, insiste-t-il — ils sont dans un couloir, je les vois de loin, le photographe s’apprête à quitter les lieux —, ça n’amuse personne d’aller à la pharmacie tous les jours. Alors moi je n’irais pas au studio pour développer et tirer les images demain. J’irai plus tard, vous comprenez ? Même si vous insistez, je ne peux rien y faire. Demain, c’est impossible. Le Che répond que ce n’est pas grave et qu’il peut très bien attendre. Les deux hommes se disent au revoir et le Che s’adresse alors à moi dans mon rêve — je suis toujours en train de faire la vaisselle, bien tranquillement. (Rejouant la scène d’un air menaçant) Cet homme n’est pas franc, me dit-il, je ne lui ai rien demandé et il se sent obligé de se justifier et de jouer au plus fort avec moi. Je n’aime pas ça. (Redevenant lui-même) En effet, le Che n’est pas content du tout. Je peux le deviner à l’expression de son visage. Le Che, dans mon rêve, semble très contrarié par ce qui vient d’arriver… (Pause) Ou alors est-ce Castro ? (A lui-même) Je me souviens de sa barbe, des poils de sa barbe sur la photo en noir et blanc. De sa peau grasse, luisante, sous les poils.

CALIA. — Cette discussion avec son photographe lui reste en travers de la gorge. Il n’ira pas chercher ses médicaments à la pharmacie. Une belle image, c’est comme un médicament, ça soigne… c’est bien ça ?

PAUL. — Personne n’aime se rendre tous les jours à la pharmacie !

CALIA. — Le Che ne lui a rien demandé. C’est l’attitude de son interlocuteur qui lui reste en travers de la gorge. Son état d’esprit d’emmerdeur et d’usurpateur, si tu vois ce que je veux dire.

PAUL. — Dans mon rêve, la figure du rebelle, c’est…

CALIA. — Minotaurus est un emmerdeur qui traverse le hall en nous faisant un doigt d’honneur. Minotaurus, c’est l’homme, mais c’est la femme aussi. Moi aussi je t’emmerde, fuck you dad !

PAUL. —… Le Che, ou Castro… les deux figures du rebelle… l’une positive, l’autre totalitaire…


Elle fait un tour dans la salle de bain, contrôle tous les tiroirs, ouvre le frigo, les armoires, en scrutant chaque recoin, méticuleusement, à la recherche d’un indice et d’une piste à suivre en guise d’avenir.


CALIA. — Il vit ici, le Minotaure ? Elle lui plait, ta chambre ? Ou plutôt, notre chambre… C’est un peu le symbole de notre relation, cette chambre, n’est-ce pas papa ? Peu importe l’endroit. Ce qui compte, c’est le lien entre nous. Rompu ou non… Peu importe tout le fric avec toi dans cette chambre — tout ce qui compte, c’est comment tu communiques avec moi et comment je suis encore capable de t’entendre — comment je te parle — comment je —

PAUL. — En tant que musicien, mon intuition fonctionne à l’oreille. Je regrette de m’être ainsi livré en pâture et au jugement de ma fille. Si tu veux mon avis, ton rire sonne terriblement faux.

CALIA. — C’est plus facile de se taire, bien sûr. Le silence, lui, est toujours juste. C’est nouveau ton truc de la parole. C’est parce que tu as besoin de quelqu’un. Normalement, tu ne l’ouvres pas ta sale gueule, tu te la ramènes moins, hein ! ta sale gueule !


Long silence.


PAUL. — J’ai pris pas mal de risques dans ma vie.

CALIA. — Un jour, tu comprendras. Quand tu me disais ça, j’avais dix ou onze ans. Je me sentais rabaissée dans ma condition d’enfant. Je me sentais exclue de vos jeux. Coupée du reste du monde. Comme une bête traquée, je ne sentais plus aucun danger, je faisais n’importe quoi.

PAUL. — Tu es jalouse de mon génie et de ma réussite. Le génie, c’est avant tout la force… Tu voudrais me suivre, mais —


Calia déchire un bout du papier peint, derrière la tête de son père. Venant d’elle, il s’attend au pire. Elle fouille dans son sac. Il la regarde intensément, songeant à une arme, un couteau suisse pour le découper en morceaux, à un putain de flingue comme dans un film de Tarantino… C’est un putain de marqueur qu’elle sort de son sac et des trucs bizarres qu’elle griffonne sans aucune gêne, du genre qu’on voit dans les chiottes, même à la fac quand elle était étudiante en philo à Caen.


CALIA. — Tu comprendras plus tard, quand tu seras plus grande… Tu es une gamine. Tu comprendras plus tard. Va jouer ailleurs. Va-t’en. Tais-toi !

PAUL. — Comment ça va ton nouveau job de vendeuse rue St-Honoré ? Et l’autre, il continue dans la banque, en guise de socle, assis sur ses lingots ? Et tes cours de chant ? C’est fini, tu as laissé tomber, tu abandonnes enfin ?

CALIA. — Quand il rentre, il me prend sur la table de la cuisine et il me badigeonne de beurre frais, comme pour une tarte, et il me roule, il me caresse, et il me fait jouir. Il me fait chanter super bien cet homme. Il tire des sons de moi que tu n’imagines pas. Tu ne peux pas savoir comment il me baise. Tu n’en as aucune idée. Tu as oublié ce qu’était une femme… (Pause.) — Tu te souviens de E.T. ? Attention Papa, chaque mot que tu prononceras sera retenu contre toi.

PAUL, (sans bien situer l’intérêt de sa question) —… Nous l’avons vu avec Damien, nous étions tous les trois…

CALIA. — Au Capitole. En mil neuf cent huitante-deux [1982]. A sa sortie. Dans une énorme salle de cinéma. Un truc à l’ancienne. Une sortie énorme, comme assis à l’intérieur de la mine d’or.

PAUL. — C’est un bon film. Avec beaucoup d’émotion, et de l’action… (désignant le tube de crème) Tu peux t’arrêter maintenant, avec ta crème, c’est bon, j’en ai assez, rideau, je vais me rhabiller.

CALIA. — Non, c’est moi qui dirai quand j’en aurai assez.


Elle voudrait surmonter le dégoût de cette chambre et cette proximité physique entre eux, longtemps attendue et venant trop tard. Elle le repousse contre le lit, et commence de frapper. Lentement, violemment, rageusement. Elle lui tire les cheveux en arrière pour le forcer à l’écouter. Il se laisse faire.


CALIA. — J’ai pleuré pendant des années. C’est fini maintenant. (Pause.) Ce film me touchait évidemment parce que j’avais pratiquement le même âge qu’Elliott dans la fiction.

PAUL. — Tu pensais que c’était une sombre merde, non ? Tu n’aimais pas, si je ne m’abuse, les films commerciaux… L’influence de ta mère.

CALIA. — Je pleurais et en même temps je pensais que c’était une sombre merde, oui, c’est vrai… J’ai revu ce film avec Pierre, il y a deux jours.

PAUL, (sur la défensive) — Oui, avec Pierre, je sais qui c’est.

CALIA. — Maintenant, j’ai quelques questions à te poser.

PAUL. — Quel genre de question ?

CALIA. — Raconte-moi le début du film s’il te plaît, Paul.


Elle se déshabille, comme si elle était seule dans la chambre.


PAUL, (détournant les yeux) — Et bien il y a un vaisseau qui arrive sur Terre pour faire des prélèvements de plantes dans la forêt, mais en repartant, ils oublient l’un des leurs sur place.

CALIA. — Tu es mon suspect numéro un. Décris-moi la situation initiale. C’est un jeu. Ce film est dans l’inconscient collectif. Tout le monde l’a vu, mais personne ne se souvient précisément de l’histoire. Tes lambeaux de souvenirs seront comme un révélateur, comme une image intérieur de toi-même. Tu verras, c’est très amusant.

PAUL. — Il est dans une cabane à outils, je crois. C’est l’enfant qui découvre E.T.

CALIA. — Il avait exactement le même âge que moi. Mais après, qu’est-ce qu’ils font ?

PAUL. — Le garçon le cache dans la maison ?

CALIA. — Bien papa… Pourquoi doit-il le cacher ? Qui est dans la maison ?


Bruit d’eau chaude à fond pour un bain. Vapeur d’eau.


PAUL, (comme un aveu) — Oui, le père est parti, les parents sont divorcés, maintenant je me souviens. Tu n’es pas la première à…

CALIA, (depuis la salle de bain) — Ta gueule ! ferme ta sale gueule ! — Spielberg situe son histoire d’alien dans une maison tenue par une femme hystérique qui n’arrive plus à gérer la situation ni à faire face à ses trois enfants. Le père s’est tiré au Mexique avec un nana, Sally. Elle a même un prénom dans l’histoire, Sally ! C’est essentiel — Sally, c’est moi à présent ! (Elle est à moitié à nue) Je suis Sally, je suis ta bonne copine, la pute, la fille que tu baises bien tranquille tandis que les autres se rongent les os et se font du mouron. La scène de départ du film, c’est une scène de perdition, dans un tripot… Des garçons ivres dans une cuisine livrés à eux-mêmes et à la passion du jeu. La mère est là, elle range des assiettes dans le lave-vaisselle, mais c’est tout ce qu’elle peut faire. Il ne faut pas lui en demander plus. (Pause.) Les garçons se commandent une pizza par téléphone — ça doit être sympa d’être un mec —, mais elle ne le remarque même pas. Pendant tout le film, elle ne voit rien. Quand E.T. est dans la maison et que sa fillette jouée par Drew Barrymore veut le lui présenter, elle ne le voit pas. Elle lui donne un coup de porte de frigo dans la gueule en rangeant les commissions, et bang !

PAUL. — Wouah, je la sens la porte de frigo, sur ma sale gueule d’alien ! et bang !


Ils rient.


CALIA. — Maintenant Paul, j’ai encore une question à te poser. Raconte-moi la fin du film.

PAUL. — Le vaisseau revient et E.T. retourne chez lui.

CALIA. — S’il te plaît papa… fais un effort !

PAUL. —… Je crois que le père revient à la fin. Je me souviens de ces clefs qui pendouillent.

CALIA. — Lui, c’est le père putatif…

PAUL. — Le vrai père ne revient jamais, bien sûr…

CALIA. — On voit cet homme avec des clefs à la ceinture, qui pendouillent. Les clefs à l’origine de la vie, là d’où je viens — oui papa, c’est les testicules, le symbole de l’origine, là d’où je viens… de tes couilles ! Pour Spielberg, c’est la métaphore du père — biologique ou putatif, on s’en fout. Un homme sans tête filmé en plan rapproché mi-cuisses. Ça revient tout le temps dans ses films. Et la lampe torche, un symbole phallique.

PAUL. — Et le faisceau de la lampe torche, le symbole de l’homme en érection. Le créateur. (A part lui) Une bite en érection et sur deux pattes, qui se déplace toute seule, je vois le tableau.

CALIA. — Le faisceau de la lampe, c’est l’homme invisible. Sa main tient la torche, mais l’homme est invisible.


Calia se rhabille.


PAUL. — Pourquoi les femmes doivent-elles forcément chercher à plaire aux hommes, je me le demande ? Pourquoi toutes ces armes pour nous plaire ? Pour nous soumettre ? Pour nous faire plier ? Pour nous servir ou vous servir ? Pour nous asservir sur l’autel de la passion… — Je me souviens des portes des voitures qui claquent, des hommes qui sortent dans la forêt et ces clefs qui pendouillent, ouais, en faisant un bruit de cloches le dimanche —

CALIA. — Le secret derrière la porte, c’est la femme, l’univers… Il y avait un secret avec toi. Tu détenais un secret, hein papa ? mais comme tu as disparu, il est désormais inaccessible.

PAUL. — L’enfant est le seul interlocuteur de la femme, mais il ne peut rien en faire. Il n’accédera jamais au secret de la femme.

CALIA. — Mon regard, lorsque je fais l’amour avec un homme, est un appel. Les femmes n’ont aucun secret. Il n’y a pas que les armes dont tu parles. Il y a tout le reste —ce que je suis — ce que je rêve de vivre encore —

PAUL. — Les femmes sont comme nous les hommes : les événements les dépassent.

CALIA. — Quand nous faisons l’amour, nous vous laissons gagner… C’est la grandeur de la femme : vous faire croire que vous avez gagné. Mon regard, mes yeux ouverts dans ceux de l’homme lorsqu’il me pénètre, c’est un appel, une demande. C’est notre façon de vous rendre hommage.


Le point de vue de cette femme, qui est aussi sa fille, le met résolument mal à l’aise. Long silence.


CALIA. — On peut supposer que dans les vingt-quatre heures après la fin du film, le père de substitution se tape la mère pendant que les gosses regardent un dessin animé à la télé.

PAUL. — Et ouais, le père est parti, elle peut se faire tringler par n’importe qui. A présent, le père s’en fout.

CALIA. — Et pourquoi pas, la fille, ensuite, qui l’en empêchera ? Qui sera là pour prendre sa défense ?


Long silence.


CALIA. — Maintenant je vais te situer la fin du film, puisque tu ne t’en souviens pas. Face à la disparition du père et à la cécité de la mère, le film raconte comment le garçon devient autonome. Il ne se pose plus aucune question. L’homme lui dit que depuis l’âge de dix ans il sait que les extraterrestres existent. Il pensait que c’était lui qui devait entrer en communion avec eux.

PAUL. — Qu’est-ce que tu me racontes, là ? De quoi tu parles ?

CALIA. — Elliott se fait aider par son grand frère. Un brave gars le frère, alors qu’au départ le scénariste le présente comme un vrai connard imbu de lui-même et de son pouvoir dans la maison, tandis que le père est parti… Père, je veux te tuer… On a vu ces scènes énormes sur la mort de E.T. — hyper violentes —, et sur tous ces hommes et ces femmes qui se méfient de lui dans leurs costumes de protection, dans leurs armures, sous des casques qui masquent leur visage.

PAUL. — Je suis perdu…

CALIA. — Ensuite Elliott et ses copains en vélo sauvent E.T. Ils échappent aux policiers et au monde des adultes.

PAUL. —… Et ça nous plaît de voir la vie sous cet angle ?

CALIA. — Maintenant on arrive à la scène dans la forêt. En fait, tu l’as occulté papa, mais dans la forêt, il y a la mère. Et le mec avec les clefs est avec elle. E.T. dit à Elliott : Viens. Le garçon lui répond : Reste. Personne ne refuse. C’est très beau. Les deux sont à leur place, pas un pour dominer l’autre. La part féminine en chacun de nous, à laquelle nous devons dire au revoir. Nous voyons l’enfant qui apprend à dire au revoir, dans une langue qu’il ne connaît pas : Aïe, dit-il, en passant ses doigts sur ses lèvres. Les deux amis s’embrassent. La mère, qui a peur de perdre son fils, s’accroupit pour être à sa hauteur. La mère et le fils se regardent. Le fils hésite à partir, ou à rester avec sa mère. En fait, c’est ça que raconte cette scène : Elliott doit choisir entre sa mère, ou la découverte de l’Univers avec E.T. (Pause.) Le vaisseau s’en va. On voit un arc-en-ciel.

PAUL. — Parle-moi de Pierre.

CALIA. — Il y avait un tas d’enfants super motivés et enthousiastes dans la salle avec nous, mais Pierre semblait préoccupé. Ça va Pierre ? Il se tortillait sur son siège. Maman, je me suis endormi. — Ah bon Pierre, tu t’es endormi ?

PAUL. — Je voudrais, Calia, que tu acceptes de nous accompagner pour la série de concert. Avec ma jambe, j’ai besoin de quelqu’un. C’est à toi que je veux demander ce service. C’est toi que je veux.

CALIA. — Je me suis endormi, maman, peux-tu me raconter la fin de l’histoire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai posé mon doigt entre ses deux yeux, sur son front, sur le troisième œil, en disant : Je serais toujours là.


Calia refait ce geste avec son père, comme dans le film. Elle pose un doigt sur le front de l’homme, entre ses deux yeux. Tétanisé, son père ne bouge plus.


CALIA. — Je serais toujours là.


Elle hésite à sortir un objet de son sac. Elle hésite à l’ouvrir.


PAUL. — Un jour, j’ai disparu de ton champ de vision et… ce manque de repaire, c’est… il y a Pierre, aussi — C’est quelque chose de brillant, sur lequel apparaissent des animaux que les filles n’aiment pas. J’ai rêvé de ce trésor.

CALIA. — Il te l’a dit ? C’est la phrase de Pierre dans son cahier de correspondance. Tu te sens invisible ? Tu n’existes plus pour nous.


Pour bien marquer la fin de leur discussion, elle reprend le même magazine que tout à l’heure. Long silence… L’homme installe sur sa jambe des fils électriques reliés à un transformateur portable. En plissant les yeux, il enclenche le courant.


CALIA. — Je pensais que c’était ta guitare que tu branchais normalement à tes amplis, pas ta jambe ? C’est quoi ce truc, là ?

PAUL. — Un transfo, comme tu dis, comme pour ma guitare électrique.

CALIA. — Ça fait un bruit de hérissons qui dansent la nouba… Ça fait mal ?

PAUL. — Mes os se désagrègent, là où j’ai eu ma fracture… C’est le syndrome de Sudek. La danse du hérisson — tu as deviné en entendant le bruit de cette machine.

CALIA. — Josef Sudek, c’est encore un photographe. Ça t’aide vraiment ? Tu y crois, toi ?

PAUL. — C’est à cause de lui que cette maladie s’appelle comme ça. J’ai lu la notice et j’ai fait comme on m’a dit de faire. Tu as une meilleure idée ? Andrea ne peut pas m’accepter tel que je suis, et elle ne peut pas vivre sans moi. Elle a besoin de moi pour faire un enfant, tu sais, c’est le dernier moment pour elle — mais elle ne veut pas de moi pour vivre.

CALIA. — Attends… Nous avons été coupé de nos racines, bravo papa ! C’est la séparation parfaite.

PAUL. — Vous avez peur de vivre. Vous vivez par procuration. Vous avez peur des microbes et des intoxications au plastique. Vous n’avez connu l’amour qu’avec des préservatifs. Le monde n’existe plus, que la peinture du monde, et la musique du monde. La courbe, et le geste de la fleur. La musique du vent dans les arbres. Plus aucun oiseau, plus aucune espèce vivante, d’aucune sorte, nulle part. Les couleurs se sont effacées de votre champ de vision. Les animaux dans les forêts ont perdu leurs couleurs. Vous vous êtes endormis, mais vous ne rêvez plus.


Paul se plonge dans le manuel du transformateur branché à sa jambe, en équilibre sur un coin du lit. Elle se rapproche de lui, se frotte contre lui, pèse de tout son poids sur lui.


CALIA. — Et moi je viens de tes couilles — c’est de là que je viens. (S’asseyant en riant sur ses genoux) C’est bien ma place ? C’est de là que je viens ? Elle peut se gratter ton Andrea. Je suis à toi, c’est moi, Calila-lila… Je suis la chair de ta chair, je suis toi. Tu es mon roi Lear et je suis ta fille Cordélia. Je suis la plus franche et je t’aime malgré ta froideur et ton manquement des autres et de toi-même. Sally, Cordélia, Délia, Calia, Calila-Lila, appelle-moi comme tu veux et je viendrai, je serai toujours là —


Sa jambe lui fait terriblement mal.


PAUL. — Pourrais-tu sortir une minute s’il te plaît ?

CALIA. — Je me suis réveillée.

PAUL. — S’il te plaît Calia.

CALIA. — Il n’y avait personne, sauf mon fils endormi dans le lit à étage. J’ai entendu les craquements de l’échelle en bois pour monter dans son lit. Il n’y avait personne. En gardant mes paupières closes, j’entends une voix dans ma tête : Je suis l’Indien. J’étais avec Pierre tout à l’heure à la récré. Je l’ai aidé à combattre les plus forts dans la cour de récré. Je suis l’Indien et à présent je veille sur le sommeil de ton fils. C’est un fantôme. J’ai remercié l’homme invisible, et je lui ai demandé de nous laisser tranquilles. Nous n’avons plus besoin de vous, merci.


Un téléphone sonne, celui de Paul. Calia laisse monter en elle le courage de quitter la chambre. Répondant dans une autre langue, ailleurs, son père change soudain d’avis :


PAUL. — Attends, reste Calia — Calila… — Calilaaa !


Revenant dans la chambre obscure de leur amour pour tendrement lui caresser la tête, plongeant en lui avec ses mots, elle s’est accroupie sur lui pour chuchoter à son oreille. Elle tire son sac contre elle. Elle l’ouvre. L’objet dans son sac est un chihuahua en peluche.


CALIA. — Moins tu passes de temps avec ta fille, moins tu communiques avec elle, tu comprendras — tu comprends Papa ? Je te laisse Rosélia, au plus près de toi dans la misère — Tu choisiras le prénom qui te convient le mieux — (En désignant le chien) Je l’ai acheté en double, celui-là est pour toi — Dans ce temps du silence entre nous, c’est avec les fantômes que tu communiques, Papa, tu comprends ? Je suis ravie de savoir que tu penses à moi. Je t’en veux, c’est vrai, mais ça passera, tu verras papa… Merci de m’avoir appelée — de me regarder — regarde Papa, je tiens debout toute seule — regarde — tu entends les guitares électriques ? Tu les entends ?


Elle s’en va en laissant la porte grande ouverte. Ses talons ne font aucun bruit sur la moquette profonde de l’hôtel, dans le couloir, le passé absorbant tout, flottant sur les distorsions, les rancœurs et les vaines attentes en elle, en lui, et l’air des guitares électriques.



RIDEAU

Lecture du mercredi 5 mai 2010 à Paris, Belleville, chez Karen, JohnJoe et Neil Gurry, à l'attention de Louis Yerly, fondateur de la Tour Vagabonde à Fribourg. Durée : 1h10. Casting : Alison Kamm, Ophélia ; Glen Hervé, Dimitri ; Vanessa Aiffe, Calia ; Marc-Michel Georges, Paul.