mardi 18 mai 2010

La femme rouge et la femme bleue


nouvelle

Rue de Babylone, en sortant la voiture du garage ce matin-là, il y avait énormément de vent. Les arbres du jardin Catherine Labouré, devant lequel il passait tous les jours, se ployaient comme pour lui dire au revoir. Mais aujourd’hui c’était un au revoir définitif. Un adieu plein de gravité. Quelque chose s’était modifié en lui, depuis peu, et il lui était impossible de revenir en arrière. Cela lui faisait peur, et c’était bon. Vivre pour une seule fois, un seul instant, le présent, dans sa vie à moitié gâchée unload et unsafe. Les ados croisés sur le trottoirs, bientôt enfermés dans le Lycée Duruy, comme les agneaux à la bergerie, leurs longs cheveux d’ange et des boutons au front, pour certains d’entre eux seulement, dont il avait fait partie autrefois. Mais Paris était ainsi balayée et nettoyée de fond en comble, alors pourquoi s’en faire ? En tournant à droite dans le boulevard, il aperçut le dôme des Invalides, sous les rayons du soleil, qui brilla de tous ses feux. Ceux du passé, du présent, et de l’avenir aujourd’hui.


« C’est mon premier jour avec la femme bleue. Nous ne nous connaissons pas encore vraiment. Je l’ai prise dans mon gros 4x4, et nous sommes partis en amoureux. J’ai tenu sa main galamment, elle s’est assise et j’ai claqué sa portière en me disant : “Ça y est, elle est prise. Putain, je n’y croyais plus, mais elle ne peut plus reculer, ni revenir en arrière.” Ce n’est pas toujours facile d’embarquer une femme, et dans sa catégorie celle-là était particulièrement résistante. La femme bleue a des yeux bruns, un petit visage tranquille, et des cheveux longs qui s’envolent en quittant Paris et en roulant sur l’autoroute tandis que je remonte les vitres. En descendant vers le Sud, à la première station d’essence, je me dis que mon ticket avec elle n’est pas cher du tout pour l’instant : 29,32 Euro pour l’autoroute, et 78,77 Euro pour l’essence. Pourquoi je compte ? J’ai plein de fric, je m’en fous. Ce qui m’importe, c’est de ressentir quelque chose de fort. Je n’ai plus quinze ans depuis longtemps, alors que la femme bleue, putain… Ce sera ma plus jeune prise, si ça roule vraiment — et je ne vois pas pourquoi ça ne roulerait pas. Elle est restée dans la Rover, avec sa canette de Coca. Je la vois par la fenêtre, par dessus la caisse et les bonbons, les paquets de cigarettes, et les peluches horribles roses et vertes que ces commerciaux de merde et tous ces as du marketing ont toujours l’intention de nous fourguer. Je crois que j’aurais déjà pu me la faire dans les W.C. de la station, mais je ne la connais pas encore assez pour lui demander de venir s’enfermer chez les Hommes, avec moi, ou m’autoriser à la suivre chez les Femmes. J’aurais d’abord enfoui mon visage dans ses cheveux. Je l’aurais embrassée en fourrant ma main dans la raie de ses fesses. En l’embrassant, je découvrirai quel goût elle peut bien avoir — je me souviens alors des premières filles que j’embrassais quand j’avais quinze ans. Peu importe l’âge de la femme qui est avec moi, 30, 40, ou même 50 ans. Ce n’est pas l’âge qui compte, si cette personne m’intéresse, mais le seuil de son intimité : sa peau et la salive. Et tout ça qui se mélange, ma salive, la sienne, ma langue, ses dents, ses souvenirs à elle et les miens, ou ses craintes, et mes obsessions un peu rustres. Ensuite, je lui aurais baissé son putain de slip — putain ! —, et j’aurais pris mon pied en la léchant jusqu’à ce que ça vienne — j’adore le goût du Coca, après, comme sur du poivre, comme après une pizza bien poivrée, amer, sucré, piquant. Normalement, je ne fais pas trop attention à l’âge donc, je m’en fous, mais là, j’ai fait fort avec la femme bleue. J’aurais vraiment voulu pouvoir faire tout ce que je viens de dire et ça va être rudement difficile en rentrant dans la voiture, de m’asseoir à côté d’elle et de me tenir tranquille. Je veux pouvoir, normalement, sucer une chatte quand j’en ai envie. J’en ai pris l’habitude depuis que je gagne un tas de fric, et personne n’a jamais trouvé quelque chose à y redire. On me fout une paix royale. Qui pourrait encore m’en empêcher aujourd’hui ? Cette fille sous la main, ses cuisses, son cul sur mon intérieur en cuir, à la place du mort, et rouler, bouffer des kilomètres à l’infini, le pied collé au plancher…

Sauf la femme rouge… avec elle, c’était différent. On se connaissait depuis des années. Elle, c’est vrai, c’est le genre qui trouve toujours quelque chose à redire à ma façon de faire, à mon sujet, que ce soit dans mon passé, mon physique, ou n’importe quoi d’autre. Le paquet de cigarettes que je viens d’acheter, ma dernière visite chez le coiffeur. N’importe quoi, pourvu que ce soit un truc pour me casser et me salir. Me rendre malade, minable, et me faire souffrir comme je l’ai faite souffrir, paraît-il. Me les briser parce qu’elle me tenait bien serré, là, d’une seule main, dans son poing fermé, durant une bonne décennie. Et son père, j’ai dû supporter son père pendant toutes ces putain d’années. Mais heureusement, à présent, c’est fini. Il y a la femme bleue, là, qui m’attend en écoutant le dernier Delerm que j’ai pris pour faire un peu classe. A une époque, comme lui, je croyais que j’aurais pu tout laisser tomber et faire des études de Cinéma. Ou de Peinture. Non, de Cinéma plutôt. J’ai aussi le dernier Feist — c’est le genre de gamine dans ma voiture, comme elle, je l’aime bien, fine, osseuse, un peu romantique. Et le machin remixé des Beatles, qui est sorti il y a quelques mois, parce que je suis effectivement un ancien fan et un mordu de l’Union Jack, et des couleurs britanniques. Et puis Jérémie Kisling, l’ourse mal léché de Lausanne, qui cartonne à Paris. J’aime bien la Suisse aussi, j’y vais souvent pour mon travail.

Les volets mauves des grandes maisons barricadées, la végétation résistante du Mistral, les cyprès, St-Rémy-de-Provence, la lumière et les effets de Van Gogh dans le Sud, qui y passa ses dernières années et fut interné dans ce qui est devenu aujourd’hui un musée, avec des livres et des cartes postales à vendre… Je me suis dit qu’on était descendus assez loin et puis la femme bleue avait faim et commençait de se plaindre un peu et de s’interroger. Elle m’énervait aussi avec son mobile, à tout le temps téléphoner avec ses copines. Moi, le mien était éteint. Pour un jeudi, je parie qu’il y avait pas mal de monde qui me cherchait. J’avais autre chose en tête. On a choisi une espèce de ferme, avec piscine, et j’ai garé la voiture devant les grands escaliers en pierre et les massifs de lauriers roses. On était tous les deux un peu groggy en sortant, éblouis par une lumière de fin d’après-midi, encore puissante. Elle se frotta les yeux, avant de m’envoyer un sourire forcé, il me semble, que je n’ai pas aimé. Dans la chambre, elle s’est tout de suite endormie, sur le lit, comme ça, ses chaussures à la main, alors qu’elle venait juste de les ôter… Ça a été difficile de résister encore et d’attendre. J’ai senti ses cheveux, comme j’aurais voulu le faire tout à l’heure, et ce fut plus difficile encore. De la bave coulait du coin de sa bouche, sur son cou et l’oreiller. Dans cette situation, j’ai fait ce que n’importe quel homme aurait fait à ma place en attendant qu’elle se réveille. D’ailleurs, quoi qu’on dise sur l’état de solitude en Occident, ce ne fut pas désagréable. Mais c’est vrai que je n’étais pas seul. Il y avait son cul, dispo, à cinq centimètre de là, que je finirais bien par avoir, me suis-je dit. Ça n’avait rien à voir avec le Tao de l’Amour, mais c’était bon quand même. »


Dans la boîte, la femme bleue dansait, insouciante de tout et de lui. A cause de la sueur, ses cheveux collaient à son visage, sur ses joues, comme du varech sur une plage de sable fin. La femme rouge aussi était comme ça, à son âge. Ses cheveux bouclés et frisés, volumineux et courts lorsqu’ils venaient de faire connaissance. Il y avait vingt ans, juste après le bac ; ils sortaient ensemble depuis trois mois. C’étaient leurs premières soirées. Bien que très différente de la femme bleue, la femme rouge aussi était belle. Le souvenir d’elle à dix-neuf ans était encore vivant en lui. A présent, elle en avait quarante-quatre, mais ce n’était pas à cause de l’âge qu’elle était moins belle : elle était devenue hargneuse ; elle l’était de plus en plus, en colère, depuis deux ans, et c’est pour cela qu’ils vivaient séparés l’un de l’autre, bien qu’encore mariés. Il y aurait toujours ce pont entre eux : leur fillette de huit ans, des cheveux bouclés comme sa mère, et ce même sourire aux lèvres — des lèvres pleines, les dents comme des notes de musique ou des bulles de Champagne, claires, pétillantes, légères, contre lesquelles rires et joie ricochaient sans arrêt en grandissant. Source vive de bonheur entre eux. Il songea à l’existence éventuel d’un autre enfant de lui quelque part, ailleurs, sous la responsabilité d’une femme dont il ne se souvenait pas, portant un autre nom. Une femme noire, marron, azure ou mauve comme les volets et les portes des maisons en Provence dans les magazines, et dans la réalité… La femme bleue quitta la piste de danse… Il la suivit aux toilettes.


Il caressa ses longues jambes, l’intérieur d’une femme, ses cuisses, en nage, léchant le fin duvet de sa lèvre supérieure et ses joues salées et humides en cherchant les pièces du puzzle, grandeur nature, sur lequel planchent tous les hommes. Chargés d’autant de perles, et de sueur, son cou et ses épaules saillantes suivirent le mouvement d’une respiration, et son épuisement à elle. La claustration de Girly, dans un espace restreint, et le dénuement auquel tous deux prenaient plaisir. La patte en l’air, avec lui contorsionnée, le cul en pendule et Girly, oui, les genoux explosés. Une main coincée sous le slip de cette fille, devenue la femme bleue depuis qu’ils avaient quitté Paris, l’élastique prêt à craquer. L’autre main serra sa nuque, comme une chose, un chat, ou même sa fille quand il se promenait avec elle, en allant au cinéma, en sortant d’un magasin de jouets, en vacances à la montagne, aux sports d’hiver avec un plateau de frites sur la table en bois et deux gobelets de Coca. Au coude à coude avec elle, l’intimité de la femme bleue n’avait plus de secret. Comme font les filles actuellement, les lèvres rasées et le ticket de métro au creux des doigts, mais pour un long, très long voyage : oublier et se souvenir de ce qui venait avant, deviner ce qui viendrait après. Là, pour l’instant, ils entendaient un vieux truc de George Mickaël. Enfin, elle céda et il put lâcher et absorber la jeunesse de la femme bleue et son lait, et sa crème, jusqu’au trognon, jusqu’à l’os. Et George chantait son refrain à la neige — Last Christmas, I gave you my heart — alors qu’il faisait incroyablement chaud ce soir de juin, et qu’il faisait moite au point d’asphyxier les mouches et les libellules qui s’y seraient risquées, ce soir. La femme bleue gémissait, et il était le seul à l’entendre dans le brouhaha de la disco. C’était beau, très beau, et rien ne remplacerait jamais ce qu’il ressentait dans cette seconde en elle. Il pensa au bouquin qu’il avait lu l’autre jour, le Tao de l’Amour, dans une traduction allemande — les Allemands parlent beaucoup mieux de ça que les Français. Et malgré toute cette beauté, ou grâce à elle, il parvint à se retenir très, très longtemps… Plutôt que de se perdre, le feu remonta en lui le long de la colonne vertébrale, en explosant dans sa tête. Chacun d’eux avaient le pouvoir l’un sur l’autre, à tour de rôle pourrait-on dire, car si elle le désire, une femme obtient la jouissance d’un homme dans un claquement de doigt, si elle veut. La femme bleue souffrait-elle, le visage écrasé contre les carreaux ? Elle s’agrippa aux cheveux de l’homme qui aurait pu être son père, afin de le maintenir serré, en elle, tout au fond. Lui aussi, il avait mal.


Au bord de la piscine, le lendemain, la femme bleue buvait un café. Il lui tenait la main. Il sursautèrent quand le mobile sonna. Celui de l’homme. Il regarda le numéro sur l’écran, souffla, puis décrocha. C’était la femme rouge. En lui parlant, il regardait la femme bleue, au fond des yeux, avec les reflets de l’eau derrière elle et la brise légère qui était un bienfait à cette heure-là. En rentrant à Paris cet après-midi, il ferait chaud sur l’autoroute. Il respira profondément, en humant l’atmosphère et les effluves des grands pins sous lesquels le petit-déjeuner avait été dressé et où ils se tenaient, avant de confirmer qu’il n’avait pas oublié son tour de week-end, et leur fille à récupérer ce soir vendredi, oui, dans le quartier du Marais, après ses cours de danse. En maillot de bain, petits seins nus, la femme bleue le regardait, elle aussi, droit dans les yeux. Une bouffée de bonheur l’envahit, au point de le faire tomber de sa chaise, à la renverse. Une bouffée de liberté s’insinua, qu’il n’avait pas ressentie, depuis des mois et des lustres. Lui, l’homme dur en affaires, le work addicted, le fin négociateur, intraitable et sans pitié. Refoulé depuis peut-être des années, il n’était plus sûr, quelque chose se fendilla lentement en lui. Son armure se brisa de l’intérieur, volant en éclats : la femme bleue l’avait sorti de sa prison dorée. Il se demanda pour combien de temps, puis il éloigna rapidement cette idée, d’un mouvement définitif de l’esprit, comme le geste de la main vers la guêpe qui se perdait dans les profondeurs de leurs serviettes éponges mouillées, une bleue et l’autre rouge. Comme le temps et l’envie s’y prêtaient, il s’embrassèrent encore une fois et recommencèrent toute l’histoire du début. Furtivement d’abord, assis au bord de la piscine, dans l’eau, puis dans la chambre, la fenêtre grande ouverte sur les pins à l’infini, le chant éternel des cigales, et sur toutes les guêpes du monde entier. Leurs maillots, jetés au pied du lit, faisant une grande flaque d’eau bleue.

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