mardi 18 mai 2010

Les mains-crabes

mes mains comme des crabes sur le corps de ma voisine

nouvelle

C’était un jour de vacances. Grand-mère venait de quitter son grand appartement et j’étais absolument seul tout à coup, puisque cette ville n’était pas ma ville — seulement ma ville natale, emblématique. Depuis que je vivais séparé de ma femme, je faisais les rencontres que je voulais. La semaine de vacances, c’était celle d’avant, avec mes enfants et Grand-mère. Mais en réalité c’était cette semaine où je bossais tranquillement sur les fiches Internet, et où j’allais tous les jours faire mes bassins dans la piscine à côté, cette semaine-là qui était vraiment cool.

Dans le grand appartement vide, sans y prendre garde, je me transformai en loup. Est-ce le décor qui pesa sur moi ? Le grand appartement, le lit de Grand-Mère dans lequel je dormais, comme si j’étais revenu en elle, et toutes les photos de familles sur les murs qui me scrutaient en silence ? Etait-ce les plats cuisinés, au congélateur, dans lequel je puisais ? Homme seul, élève ses enfants dignement, travaille et s’ouvre à eux quand il les voit. Je pleurais le cadre que je n’avais plus en bouffant des barquettes de ratatouille périmées. Etait-ce cette femme que je venais de rencontrer, sur seulement deux cycles menstruels, qui préféra ne plus me voir ? Une voisine de Grand-mère, car dans cette ville, où les déplacements d’un appartement à l’autre n’exigent jamais beaucoup d’effort, tout le monde est voisin. Il me fallait vingt minutes pour me rendre chez elle. A Paris, quand il s’agit de vingt minutes, autant dire que nous sommes voisins.

Mon espace se resserra brusquement. Sans me permettre de réagir et de voir venir, le temps s’accéléra. Lucie apparut dans le ciel, comme une météorite. Le jour de la rupture avec la femme qui était mon amante depuis tout ce sang, deux fois, qui s’écoulât d’entre ses cuisses. Le sang du bébé qu’elle désirait sans me désirer moi et que jamais nous ne conçûmes. Ce flot de sang appelait l’autre, qui suivit, dont l’homme est l’instrument. La vie s’écoule. Par accident ou formellement, elle trouve son chemin. C’était un musicien africain, à Paris, dans le métro, qui me l’avait dit. J’étais seul et j’avais terriblement froid, malgré tout les soleils de l’été.

Les femmes — sauf exception dont je n’ai pas idée — préfèrent le stimuli de l’âme, la suggestion, la chose non pas qu’elles ne sauraient voir — elle savent amplement l’apprécier —, mais qu’elles préfèrent aborder enveloppée d’un élégant et fin voile. Du moins lorsqu’il s’agit d’y faire référence par le verbe. Une fois lancée, la flèche doit atteindre son but. Le sexe est avant tout une mécanique chez un homme. Une mécanique imparable. Mon amante s’enferma dans sa tour d’ivoire. Dans le labyrinthe de ses évitements, elle s’inventa une histoire où il n’était plus possible de me retrouver. Dans une forêt de songes et de maux, qui l’effrayait, la cage de ses oiseaux devait avoir un air paradisiaque. Chevauchant un fantôme, elle se réfugia dans les bras d’un homme invisible. L’homme se doit de déchirer le voile, de le percer — physiologiquement, c’est son rôle. Pendant deux cycles, j’avais essayé de déchirer le voile entre ses cuisses, puis la femme était partie, sans jamais se fissurer, ni sa peau, ni son cœur, ni le marbre rose, entre nous, comme une stèle à la gloire d’un avortement.

Lucie aurait eu dix-huit ans en septembre. La voisine d’en face — pour être précis, la fille des voisins d’en face dans le grand immeuble locatif, tout rose, avec une cour intérieure et des hortensias magnifiques murmurant Je t’aime, La vie est belle, Le soleil caresse tes cheveux, etc., chaque fois que je passais devant… C’est un problème d’imprimante qui nous mis en rapport. Je devais envoyer ma facture à mon employeur, en trois exemplaires, comme je le faisais à la fin de chaque mois depuis que j’avais ce job. La cartouche était morte. La dernière connerie de Julian, mon neveux. Cet imbécile l’avait vidée en photocopiant l’intégralité d’un livre, sans refermer le couvercle du scanner. Ce n’est pas au programme du bac. La même génération que Lucie… Comme une chose en entraîne une autre, c’est la négligence de Julian qui nous mit en relation. Je ne dis pas ça pour me disculper. C’est un constat, comme la remarque du type dans le métro.

J’allais sortir, quand un détail attira mon attention dans la cuisine. Une pomme, avec un brin de lavande piqué dedans. La femme l’avait arraché hier, sur le balcon, pendant notre repas d’adieu, avant de le planter là, sans y prendre garde. Ce détail me troubla. L’idée d’un mini parasol, comme dans un cocktail — une idée plutôt frivole —, associée à celle du pourrissement et à la mort qui viendrait par ce trou dans le fruit. Je claquai la porte derrière moi, descendis tous les étages et les escaliers quatre à quatre, traversai la cour sans écouter les hortensias et sans reprendre mon souffle jusqu’à l’appartement des parents de Lucie, en face, quatre étages plus haut, dont les fenêtres ouvertes étaient une balise flottant sur l’écume dans la tempête. Penser à autre chose. Imprimer la facture, aller à la poste, n’importe quoi, mais sortir. Tout en sueur, je sonnai. Il n’y avait personne… sauf Lucie, qui pleurait en ouvrant la porte. Elle me connaissait comme le parrain de sa copine de classe, et comme voisin épisodique. La pluie sécha sur ses joues, sans un mot, sauf le parquet qui grinçait parce qu’elle ne savait pas quoi faire. Quelque chose d’inconscient passa en elle, comme des aveux. Dans son affolement, elle me montrait le chemin. L’appartement, qui était immense et vide, et parce qu’elle n’avait pas refermé la porte derrière elle, m’avala littéralement. Comme un siphon, sans me laisser aucune chance de m’en sortir.

Il existe bien des hypothèses pour expliquer ce qui se produisit, dès lors facile à imaginer, au fond du couloir… Ma seule excuse, si tant est que j’en ai une, fut de ne pas avoir su qu’elle prenait des médicaments. Son petit ami venait de la larguer. Ses résultats négatifs au baccalauréat, greffés sur cette rupture, étaient une couche supplémentaire, qui l’empêchait de vivre. A presque dix-huit ans, train fantôme de la vie. Dépression, médicament, parents en instance de séparation cet été-là, quand j’ai ouvert la porte de sa chambre j’ai dû incarner un désir de liberté, tant de promesses, difficiles à tenir, mais admirables. Un bouquet de fleurs à maturité, et d’herbes sauvages. Je ne vis pas son visage qui pleurait en silence, mais seulement son dos, et le tatouage sur son épaule, en évidence, plus incongru que jamais. Un minuscule papillon bleu. Elle était étendue sur son lit, le papillon cherchant vainement sa fleur, prisonnier de Lucie. Ce spectacle me rassura. Délétère sur le moment, les peines de cœur sont éphémères. L’autre femme le soir précédent, reine insatiable, exigeant une cour perpétuelle, bourreau et victime d’elle-même, n’était pas mieux. C’était pathétique. Lucie m’y aidait, cette distance était facile à prendre. Tous prisonniers de nous-mêmes, ai-je soupiré. Une vraie danse macabre. Une bouffée de liberté m’envahit en m’asseyant auprès d’elle. Je posai ma main sur son épaule, sur le papillon bleu, comme pour l’empêcher de s’envoler. Et j’ai regardé le poster de Jérémie Kissling sur le mur, au chapeau colonial, et ceux des Pussy Cat Dolls, avant de réaliser toute l’étendue des dégâts. En saisissant ma main au vol, elle m’attira contre elle, comme quelqu’un qui se noie. Mon front contre le sien, fermant les yeux, un faisceau de lumière bleue nous traversa tous les deux, de haut en bas, j’en suis persuadé. Son odeur laiteuse me pénétra, tel un antidote. Contre quoi, je ne sais pas, mais un antidote puissant. Sa tristesse nous recouvrit tous les deux, lentement. Ses vagues, de plus en plus énormes. Mon angoisse fondamentale cherchait une échappatoire, et le sang, en elle, un dégagement. Ses bras, ses mains, comme les serres d’un oiseau de proie, ne me lâchaient plus…

Dans son lit, étendue sur moi, n’ayant presque plus rien depuis plusieurs minutes, sortant de sous les récifs, mes main avides commencèrent alors leur travail… courir sur elle, comme des crabes, afin de la débusquer, de la chasser et de me l’approprier en tant qu’homme. Ce fut le moment, baigné de sang, où le Voile se déchira — Impossible de revenir en arrière. Il faisait chaud. D’abord mes doigts, puis le reste, dans son sexe de gamine.

Tout le reste, tout ce que j’affirmai, comment elle en arriva à se jeter par la fenêtre, ou presque, ne fut jamais imprimé dans les journaux — mais décortiqué, sans fin, par les inspecteurs de Police et nos familles respectives, la sienne, et la mienne. Plus la cohorte de psy à la recherche de quoi bouffer. Pourquoi sa mère en rentrant força-t-elle la porte de sa chambre, et son intimité ? Sa fille serait de ce monde, à l’heure actuelle, si elle l’avait écoutée. Cette connasse défonça la porte, avec une certaine dose de rage, ai-je eu l’affront de souligner. Je ne pus m’empêcher de penser qu’en punissant le père, on allait punir aussi, de la plus cruelle façon, deux enfants innocents.

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