mardi 18 mai 2010

Dans les yeux turquoise du Minotaure


musique de chambre pour un arc-en-ciel

première partie

théâtre



1.

L’HOMME, LE PERE, ENID

La chambre d’un homme. Le mur du fond blanc, ceux de côté peints en gris. A droite, les livres sur des étagères prennent toute la place. A gauche, un tableau accroché au-dessus du coin cuisine, représentant une fleur dans un pot sur le bord d’une fenêtre. Collé au compteur électrique et entouré d’affiches diverses dont une femme qui se coiffe par Bellini, un autre tableau s’intéresse à un homme qui se contorsionne. Le sommier du grand lit matrimonial ne rentrait pas : le matelas échoué à même le sol, par terre, évoque son souvenir et tout ce qui n’est plus. Des tapis font illusion, comme si c’était encore dans une grande maison que l’homme vivait, et pas dans une chambre. Une table pour écrire, un MacBook posé au milieu, en évidence. Un fauteuil Voltaire, des vêtements oubliés ça et là. Un pull-over bleu, une chemise, un slip, un pantalon froissé. Dans un sac entrouvert coincé entre le mur et le fauteuil, bâillant aux corneilles, des chaussures d’homme entassées n’importe comment. Quelques touches de couleurs dans une corbeille de fruits, posée sur un guéridon, parachèvent le décor, en y apportant la note d’espoir et de vie qui semble manquer partout ailleurs. On entend des bruits de pas s’arrêter au niveau de la porte dans les escaliers, et finalement un jeu de clefs tourner dans la serrure. Un gros sac sur l’épaule, l’homme entre dans la chambre.


L’HOMME. — Ma vie se déroule ainsi depuis que j’ai quitté ma femme, et mes enfants. En alternance. Je suis un cas particulier, et pourtant je ne suis pas le seul, ni le premier à me séparer d’une femme et connaître, dans mes entrailles, le poison de la culpabilité. Vivre l’expérience de la séparation, c’est banal. Il y en a des milliers comme moi. Et pourtant je suis le seul.


En parlant, l’homme semble reprendre vie. Comme si parler était aussi simple que de tourner les pages du vieux journal au bas du lit. La une de Libération :


LE PERE. — Après la disparition de Harold Pinter.

L’HOMME. — Je suis devenu quelqu’un d’autre. Un homme profondément triste. Le monde m’est devenu insupportable, et je l’embrasse comme mon linceul. J’embarrasse — j’embrasse tous ceux que je croise avec mes histoires. Les aléas de mon existence font des vagues autour d’eux, dans leur vie, et le scandale de ce que je vis rejaillit sur eux, malgré moi, en les éclaboussant.


Remplissant tout l’espace, en suspension parmi les autres bruits qui entrent par la fenêtre ouverte, le flot de ses paroles se déverse dans l’air en opposition avec des jingles de pub à la radio transperçant les cloisons, luttant entre eux dans l’appartement voisin, en butte à l’ostracisme de l’argent, du pouvoir et de son amour.


L’HOMME. — Je les égratigne à la pointe de mon orgueil, disent-ils, et de ma déraison. Je les découpe en morceaux avec mon sabre, comme un barbare. Je les démembre, un bras, une jambe, un rein. Je les éventre pour voir la merde sortir de leurs intestins. Je taille dans leurs chairs. J’arrache d’une main les couilles de mon frère, celles qui n’ont plus de fonction auprès de ma belle-sœur. Je tente de me raccrocher à quelqu’un, ou quelque chose. Je vis ma vie, mais ça les dérange. Je le vois bien. Je suis une brute, un paria, une figure, un héros : le mythe de l’homme moderne. Vivant séparé de tous, comme le loup solitaire. Assumant seul mes fonctions de chasseur et de reproducteur, avide d’argent et de sang pour assurer ma subsistance, et ma descendance aussi, indirectement, dans chaque femme que je pourrais baiser.


L’homme déballe sa valise. Il trie ses vêtements sales. Parmi eux, une robe d’enfant, colorée, lumineuse, tirée de là comme la perle de culture, du corps de l’huître qui se meurt à cause d’elle.


L’HOMME. — Question de survie. Je suis un égoïste, disent-ils. J’ai été gâté et par manie uniquement j’ai tout cassé autour de moi. Tous mes jouets. Ma femme. Mon fils. Ma fille. Notre vie ensemble. Le foyer que nous formions. Soufflé le feu dans la maison. Le feu qui nous réchauffait tous les quatre.


Comme un enfant doué et passionné, l’homme jongle avec les boulettes de papier qui traînent sur le sol autour de lui.


LE PERE. — Question de survie. L’homme est un égoïste. Par manie uniquement, autour de lui, tout casser, tous ses jouets, sa femme, son fils, sa fille, leur vie ensemble, le foyer qu’ils formaient, le feu qui les réchauffait dans la maison, le feu qui nous réchauffait.


Effet de symétrie : échange de balles entre le père et le fils qui se regardent en chiens de faïence.


L’HOMME. — Comme dans un cimetière en pleine nuit, je me suis réveillé et me suis relevé pour foutre le camp. Détaler à toutes jambes. Les autres sont morts et ils ne le savent pas. Attention, pas seulement ma femme, enfermée en elle. Vous tous. Tous les autres. Les femmes divorcées à la sortie des écoles — elles sont légion —, qui vont chercher leurs gosses, je vous assure qu’elles ne rigolent pas. Elles se considèrent comme des proies. Mais l’homme aussi est une proie pour elles, comment en serait-il autrement ?


L’homme ôte ses chaussures, en s’asseyant sur le tapis rond, comme font les enfants de moins de sept ans, souvent en contact avec le sol. En grandissant, un adulte s’en éloigne imperceptiblement, c’est un fait. Leurs têtes montent vers le ciel comme des fleurs qui s’ouvrent, à maturité, et qui se fanent. Sauf en dormant, couchés dans des lits, égaux face au sommeil et à la nuit, les enfants et les adultes n’ont pas le même rapport au sol, au plancher, à la terre. L’enfant se pose sur terre comme de la neige. Se fondant lentement en elle, en l’abreuvant en profondeur. Prenant ainsi le temps de remplir les nappes phréatiques, une à une, avec fidélité et reconnaissance, quand l’adulte glisse d’une étape à l’autre sans penser à rien et sans y prendre garde, comme l’eau des orages ravage tout sur son passage. L’homme délace ses chaussures, lentement, comme un chat voluptueux, prenant tout son temps et la liberté de le faire.


L’HOMME. — Je suis arrivé là il y a un mois. Dans cette chambre. Comme dans un sas de décompression. C’est quinze ou vingt fois plus petit que chez mon ex — je n’étais pas chez moi, là-bas, paraît-il, même si j’y ai vécu pendant dix ans en m’occupant des enfants et du ménage. Je respire ici. Je peux bouger les bras, faire des ronds dans l’air, sans toujours me cogner, systématiquement, au moindre geste. Nous vivions dans une centaine de mètres carrés, mais mon espace vital était rogné, chaque jour grignoté davantage. J’ai demandé à mon père : Comment tu savais, toi, que c’était le moment de partir ?

LE PERE. — Comment savoir si c’était maintenant, ou s’il fallait encore patienter ? Encore un mois, six mois, douze mois…? Comment deviner cet instant fatidique, qui nous dépasse ? J’ai attendu un moment avant de répondre…

L’HOMME. — C’était au téléphone, je crois. J’ai imaginé ton visage. Une expression lasse, le spectre de lui-même revenant à la surface, qui renaissait, se dessinait, tandis qu’il se replongeait dans son passé… dans notre passé…

LE PERE. — … Dans mon passé… Un beau jour, comme ça, j’ai su que c’était le moment.

L’HOMME. — L’instant, précis, s’était gravé en lui : il voulait faire l’amour avec ma mère, et elle avait refusé. Ils étaient en vacances. C’était le matin. Le soleil passait par un coin de fenêtre à travers les rideaux qui étaient encore tirés pour la nuit…

LE PERE. —… En nous caressant tous les deux dans un lit, au fond d’une grande maison fraîche.

L’HOMME. — Elle avait dû le rabrouer, comme elle avait pris l’habitude de le faire, avec condescendance.


Il imagine son père et sa mère l’un contre l’autre : un homme et une femme défiant les âges, les époques, les modes, les guerres et les cataclysmes… Il froisse plusieurs pages du Libé, comme un étrange rituel, avant de les enfoncer dans ses chaussures. Ce geste nous éclaire rétrospectivement sur la raison d’être des boulettes de papier ainsi constituées et leur fonction dans la chambre en plus de servir à des jeux d’adresse comme il y a un instant : il les enfile dans ses chaussures en guise d’embauchoir… D’un air las, il jette ses chaussures sans terminer ce qu’il avait commencé, parce que le moindre geste qu’il entreprend désormais lui semble dénué de sens, ridicule et pathétique. Derrière lui, dans le lit, son père découvre une jeune femme qui était endormie, Enid. Elle se lève et se dirige vers la salle de bain.


LE PERE. — C’est très simple, la coupe était pleine. C’était un détail, mais c’était aussi la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Je voyais le vase dans l’évier. J’entendais le robinet mal fermé. Le joint défectueux entre nous, qui fuyait. Le temps passe sans faire aucune différence. Le niveau de l’eau semble stable, presque immuable, alors que je savais que ça ne pouvait plus durer. C’est marrant, je faisais des photos de robinet à l’époque, tu te souviens ?

L’HOMME. — Evidemment je m’en souviens : c’était en mil neuf cent septante-six [1976], les dernières vacances en famille. Ma sœur était encore avec nous. Tu installais un joli robinet en laiton dans des rochers, dans la nature, et tu les photographiais.

LE PERE. — Je faisais moi-même des tirages couleurs de ces photos, en Cibachrome. Un procédé qui donnait des couleurs cuivrées, au rouge surtout. Comme une peinture sur cuivre. Comme un Breughel au Louvre. Nous étions sur une île, en Grèce. Ça allait déborder, forcément.


La femme prend une douche. L’eau s’est mise à couler d’un coup dans la salle de bain, en faisant beaucoup de bruit. Enid se lave soigneusement, se passe du savon sur tout le corps et les cheveux, les seins, les aisselles, l’entrejambe, les fesses, les pieds, en prenant le temps qu’il faut, comme un chat fait sa toilette.


L’HOMME. — Mon père a commencé ses infidélités, paraît-il, quelque temps après ma naissance. En septante-six [76] —

LE PERE. — L’année où Thomas Bernhard écrit Minetti

L’HOMME. — J’avais huit ans. Comme il ne faisait rien pour empêcher le robinet de fuir — il n’avait pas assez de force —, il vidait sa cruche quelque part, voilà tout. Il couchait avec d’autres femmes qui venaient parfois manger à la maison. Ma mère devait le savoir, inconsciemment, mais elle continuait de leur servir à manger, à la table du salon, avec ses enfants autour d’elle, comme des bibelots, ou les gardiens du temple, je ne sais quoi. A la mort de mon grand-père, j’avais onze ans, mon père décida de vider son sac. Ma mère écouta ses aveux sans broncher. Elle lui pardonna. Ils tentèrent de repartir sur de nouvelles bases. Pendant les vacances suivantes, je voyais mon père qui lui donnait la main au bord de la plage. Ils s’embrassaient, après avoir mangé des glaces, comme une preuve d’amour — un nouveau départ entre eux — et pour bien nous montrer tous leurs efforts, tout ce qu’ils faisaient pour nous. Je ne leur avais rien demandé. Ça me gênait encore plus que leurs disputes. Quand j’ai eu quinze ou seize ans, ils ont enfin divorcé. Pendant des années, ils n’ont plus été capables de se reparler. A chaque fois, c’était une nouvelle crise, un énorme problème, alors avec mon frère et ma sœur, nous nous sommes fait à cette idée : plus jamais on ne les verrait ensemble, à aucune fête de famille, à aucun Noël. Puis je me suis séparé de… j’allais dire son prénom, mais à présent j’évite de le dire. Je fais comme tous ces écrivains qui disent ma femme plutôt qu’un prénom. Je ne sais pas si c’est volontaire. Moi, en tous cas, je le fais sciemment. Dans une lettre, ou un mail, j’écris S*, avec une étoile après.


LE PERE. — Comme dans les romans de Stendhal, dans un siècle où l’intime existait vraiment. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

ENID, criant à travers le rideau de douche. — Pardon, c’est impossible de te comprendre depuis-là. Qu’est-ce que tu dis ? Tu peux venir me parler ici si tu as quelque chose d’important à me dire.

L’HOMME. — Depuis que je me suis séparé de ma femme, qui me battait, c’est vrai, je l’avoue, mon père et ma mère se reparlent. Comme si mon histoire leur permettait de continuer et de finir leur histoire sur un autre mode que celui de la guerre. Sur le mode de la reconstruction, et de la bienveillance. Le mode de l’écoute, avant celui de l’affirmation et de la règle. En étant présent, simplement, et détendu, vraiment, peut-être, pour la première fois. Préoccupés par autre chose qu’eux-mêmes.


Long silence pendant lequel il écoute Enid sous la douche, comme une douce pluie de printemps sur un toit de zinc. Elle sort pour s’enrouler dans une serviette-éponge. C’est un homme heureux qui la regarde ainsi évoluer autour de lui, sur la scène.


ENID. — As-tu fini de marronner et de parler dans ta barbe ?

LE PERE. —… Naissance, et renaissance au studio. Coucher de soleil dans une chambre. Les cheveux encore humides, la jeune femme se penche sur l’homme. Le paon a déployé sa queue en éventail, pour le séduire. L’homme est fasciné.

ENID. — Voilà, je t’écoute… qu’est-ce que tu disais ?

LE PERE. — Vue sur les étoiles, au fond du lit…

L’HOMME. — Le fil s’est rompu. Dans cette chambre minuscule, mon espace vital s’est agrandi. Dans cette alcôve, je grandis. Les peintres et les photographes s’occupent de surfaces planes, en deux dimensions, qui sont des fenêtres permettant la communication entre différentes strates du temps. Ce sont des raccourcis troublants. L’évocation de l’écriture, de la parole, fait penser à un volume, un espace en trois dimensions. Un livre est un cube dans lequel entrer, comme dans cette pièce où je me trouve en ce moment. La musique fonctionne en tant que vibration, en tant que lumière. La littérature met des mots sur ces émotions, dresse des valeurs de l’une à l’autre, un décor spectaculaire, maculé de merde et de sang, ou fait d’or et de diamant.

LE PERE. — La littérature fait l’inventaire des barrières à renverser.

L’HOMME. — Dans cette chambre, dans ce volume patiemment ébauché, je veux comprendre ce qui m’arrive. Bousculer ce que j’estime intolérable, et protéger l’essentiel, tout ce que les autres ne voient pas, mais qui est là, et qui est si important. Je veux revivre ces instants clefs, ces instants-charnières de ma vie. Transfigurer mon expérience. En tirer un enseignement. Je n’ai rien détruit de gaîté de cœur. Je ne me remettrai sans doute jamais de cette vision de ruine, que je laisse derrière moi. Ça, c’est encore un mot de mon père. Il m’a dit :

LE PERE. — Dorénavant, il faut te faire à cette idée. Toutes ces ruines, là, derrière toi, elles vont rester comme ça, toute ta vie. Elles ne te quitteront plus, je te préviens. Dorénavant, elles feront partie de toi.

L’HOMME. — C’était au téléphone. Mon père, ce n’est pas un intellectuel. J’ai imaginé son visage, soudainement grave. Ses yeux, très sérieux en disant cela. Et dans le silence timide qui suivit, l’émotion dans sa gorge qui était palpable. J’ai immédiatement perçu qu’il disait vrai. La première citation de mon père, dont j’ai perçu la sagesse dans son évidence, c’était celle-ci, il y a une dizaine d’années :

LE PERE. — Il ne faut jamais — jamais — hésiter à enfiler un pull-over s’il fait froid, en été ou en hiver ; ce n’est pas la saison qui compte, mais la température qu’il fait.

L’HOMME. — Je l’aime bien celle-ci. Je l’ai répétée souvent à l’époque, pour rigoler au début, puis je me suis aperçu que je prenais plaisir à citer mon père. Même pour rigoler. J’étais en guerre avec lui, en conflit d’intérêts, prenant parti pour la femme délaissée qu’était ma mère puisque c’est ainsi qu’elle se voyait. Puis j’ai changé d’angle. Je l’ai vu en tant qu’homme — mon semblable… Nous sommes très différents lui et moi. Mon frère lui ressemble, mais cela n’a aucune importance. Il paraît que je ressemble à ma mère. C’est des conneries tout ça. Personne ne ressemble à personne.


Après avoir trié et rangé ses affaires sorties de sa valise, l’homme ôte les vêtements qu’il a sur lui. Il se brosse les dents, comme ça, tout nu lui aussi, comme la jeune femme. Il disparaît aux toilettes, avant de revenir se coucher dans son lit en soupirant, s’installant de côté, en boule, pour dormir… Il ferme les yeux.


LE PERE. — La déconfiture méritée d’une entreprise résulte fatalement de certaines erreurs… oser, d’autant plus quand on constate que tout est en déséquilibre, et chancelant —


Long silence durant lequel l’homme et la femme se rapprochent l’un de l’autre. Ils s’embrassent. Puis Enid le repousse, sans raison apparente. Elle se rhabille. Enid disparaît du champ de vision de l’homme — en claquant la porte derrière elle.


LE PERE. — L’homme est plongé dans les ténèbres. Dans l’obscure densité de la nuit. L’homme ferme les yeux.

Noir.



2.

L’HOMME, LA MERE, LE MINOTAURE

C’est le matin. Une brise de printemps souffle par la fenêtre ouverte, soulevant un voile blanc, devant, si léger, et apportant avec elle le chant d’un oiseau aux aurores. L’homme, encore nu et comme s’il n’avait rien d’autre à faire, tape sur le MacBook. Il s’arrête, pour boire, regarder l’heure, puis il revient à ce qui le préoccupe, son ordinateur, comme une autre fenêtre sur le monde.


L’HOMME. — Chère Maman… vers dix ou onze ans, je cessai d’appeler ma mère comme ça. J’utilisais son prénom plutôt, comme un adulte. C’était une façon de m’affranchir. Ensuite, je n’ai plus jamais dit Maman, sauf dans mes lettres. Et dans les mails aujourd’hui. Chère Maman… C’est l’heure des enfants. Tu les entends crier, sortir dans les rues ?

LA MERE. — Ils vont à l’école et leurs parents les accompagnent en leur tenant les mains. Les enfants bavardent volontiers à ce moment-là. De tout et de rien. Tu entends leurs cris par la fenêtre, leurs questions, leurs remarques anodines et tu penses à tes enfants, là-haut, qui se sont levés il y une heure.

L’HOMME. — Ils ont déjeuné, se sont habillés, puis s’en sont allés, eux aussi, puisque c’est l’heure… Avant, c’était moi qui me réveillait la nuit, lorsque c’était nécessaire. Je me levais le matin pour faire le petit-déjeuner, les habiller, et les accompagner à l’école. Maintenant c’est leur mère qui fait ça. Bien sûr, c’est insupportable. Alors je t’écris parce que je me dis que c’est l’occasion de me rapprocher de toi. Que j’emploie mon temps, pour le moins, à quelque chose. A l’autre bout de ce que je vis avec mes enfants, il y a ce que je vis avec toi — toi, comme si jamais plus nous ne devions nous parler. Toi, comme si l’un de nous allait disparaître. Je t’ai souvent demandé comment s’était déroulé ma naissance, et tu as coutume de me répondre :


LA MERE. — Très bien, tout s’est très bien passé.

L’HOMME. —… Nous ne vivons plus ensemble depuis des années et des années. Parfois, nous passons quelques jours tous les deux, pendant les vacances, un week-end. Surtout depuis que j’ai des enfants. Ils t’adorent.

LA MERE. — Je sais me rendre indispensable.

L’HOMME. — T’attendais-tu à autre chose de la part de ton fils ?

LA MERE. — Tu étais l’enfant prodigue. Le plus brillant, celui qui a fait des études.

L’HOMME. — Je suis celui qui gagne le moins bien ma vie comparé à mon frère ou à ma sœur, et celui, le premier pour l’instant, qui te suit sur la voie du divorce.

LA MERE. — Je m’en serais bien passée.

L’HOMME. — Pendant combien d’années as-tu formulé ainsi ce qui t’est arrivée il y a vingt-cinq ans ? C’était ce que nous avions de mieux à faire toi et moi — DIVORCER. Je souffre, c’est normal, comme ce matin en entendant les enfants par la fenêtre, mais je suis heureux d’avoir fait ce qu’il fallait, pris cette décision et pas une autre. J’étais mort et je suis redevenu vivant. Ce sont les autres femmes qui m’ont aidé à m’en sortir. Il y a une quantité d’instants que je n’oublie pas. Je pourrais te les rejouer. Bon nombre de scènes sont encore présentes, là, devant mes yeux. J’en connais toutes les répliques par cœur. Elles sont en moi. Elles font partie de moi dorénavant comme j’ai fait partie de toi un jour.


Dans son enfermement, l’homme se lève pour rejouer la scène. Il enfile un bleu de travail.


L’HOMME. — C’était il y a un an. Nous portions des costumes d’ouvrier. C’était l’été, presque, comme maintenant. L’idée, c’était de passer du temps avec ma fille, pour qui je n’avais plus aucun système de garde, en rénovant une maison de famille dans un village. Toi, Maman, tu devais t’occuper d’elle —… ma fille… Olympia… —, pendant que nous, mon beau-père et moi, nous entreprenions les travaux nécessaires à la réhabilitation de la maison. Ta maison. Mon ex-beau-père, c’est le spécialiste, le mercenaire, l’homme de main prompt à l’ouvrage…

LE MINOTAURE. — Travaux de plomberie, maçonnerie, électricité, carrelage, je suis capable de déposer un WC en une heure de temps pour aussitôt en installer un autre, tout neuf, dans les cent vingt minutes suivantes…

L’HOMME. — C’est la bête, la force brute, le Minotaure… Avec mon ex, et lui, on en a rénové des endroits. On faisait une fine équipe. Dans l’appart de mon ex, qui est un rez-de-chaussée, c’est avec des pioches que nous avons commencé les travaux. Comme des profanateurs de sépulture. Mettant la terre à nu sous l’immeuble.

LE MINOTAURE. — Ça sentait l’humus dans tout l’appartement, le champignon.

L’HOMME. — Une odeur de balade en forêt exhalait de la chambre et du salon, en pleine ville. Si je tombais sur un os, un caillou blanc dans la terre meule, je pouvais effectivement penser que c’étaient les restes des temps anciens. Le temps des Romains, le temps des druides et des rois.

LE MINOTAURE. — Il y a une centaine d’années, ce genre de logement était réservé aux travailleurs. Tous ces apparts où vivent les nantis à présent, c’étaient pour les ouvriers.

L’HOMME. — Avec le Minotaure, nous avons posé des chevrons sur le sable, installé un plancher dessus cloué en une journée. Avec habileté et dextérité.

LE MINOTAURE. — L’idée, c’était de ménager un courant d’air sous le plancher, dans un logement qui souffrait de l’humidité.

L’HOMME. — Un travail de Titan, bouclé en une semaine… Dans le studio, ici…


L’homme montre le parcours des tuyaux contre les murs, jusqu’au WC et à la douche.


L’HOMME. — Le Minotaure a dressé le cours de l’eau dans du cuivre, de ses propres mains de fer. Comme un aqueduc au temps romain bâti en une demi-journée. Je le sais, j’étais son assistant. Le mec qui ferme sa gueule et déplace les sacs de sable, là où on lui demande, sans faire de vent, c’était moi : Thésée au milieu des outils, des perceuses, des vis et des clous, déguisé en grouillot à la botte du Chef de service sur le chantier. J’ai observé le Minotaure, de près, dans un cadre familier. Avant de me dresser contre lui dans un combat singulier, poing contre poing, tout au fond du labyrinthe. J’ai étudié sa psychologie. J’ai vu le feu dans ses yeux quand il me donnait des ordres. Quand il me disait ce que je devais faire. Quand il lançait l’une de ses diatribes contre les Français.

LE MINOTAURE, à bout de nerfs. — Ils ne respectent rien, il ne savent pas l’ordre, ils se parquent n’importe comment dans les rues, je ne les supporte plus !!

L’HOMME. — Malgré son âge avancé, j’ai admiré ses muscles se bander avant de soulever des charges démentielles, à lui tout seul, sur son dos, tirant de lui un hurlement de puissance. Mais du fond des entrailles du Minotaure, c’était un hurlement de rage qui sortait. Du poitrail à la gueule, passant dans sa gorge, j’ai vu un jaillissement de lave rouge, en fusion, couler tranquillement de sa bouche. Un vomissement, une énergie brute. J’en ai été témoin, avant de prendre position devant lui. Avant de le combattre.


Les soudures en fusion, à faire courir, le cuivre à tordre, les gravats à dégager, le chêne à scier et ajuster… Arrivé à ce point de son évocation, l’homme reprend son souffle… Il débouche une canette de bière.


L’HOMME. — Un jour, le Minotaure a dit :

LE MINOTAURE. — Tu sais de quel côté je me situe ?

L’HOMME. — C’était après une journée de travail. Un jour comme les autres dans la maison de ma mère, pendant que nous faisions ces travaux. Nous étions sur la galerie mâconnaise, un grand balcon au soleil au premier étage. Il paraît que ça s’appelle comme ça : une galerie mâconnaise. Je l’ai appris en lisant une annonce immobilière dans la région. Nous sommes en Bourgogne, il fait chaud, nous avons bien travaillé. Les femmes font la cuisine. C’est l’heure de l’apéro. Nous buvons une bière. C’est un moment agréable. Soudain, mon beau-père tourne la tête vers moi, pour visser ses yeux bleus dans les miens — j’entends encore ce bruit, ziiii, intolérable — Tu sais quel est mon camp ?


L’homme finit la bière, puis serre la boîte d’aluminium. Il la jette dans la poubelle.


LE MINOTAURE. — Tu sais quel est mon camp ?

L’HOMME. — J’ai répondu : Non… enfin, si… oui, je sais… Avant de me raviser : Heu ?… enfin, non, je ne sais pas, dis-le moi ??! Son regard d’aigle impérieux attendit une seconde avant de se jeter sur sa proie. Il saisit mon cœur pour l’arracher à la pointe de ses griffes acérées.

LE MINOTAURE. — Je suis pour la séparation, ma fille revient chez moi, j’élève les enfants,… et toi… toi, tu gardes le studio à Paris. Nous te le laissons. C’est comme ça que je vois les choses.

L’HOMME. — Puis il a fermé sa gueule et il a continué de boire sa bière, en regardant devant lui, l’air satisfait.


L’homme cherche un appui, quelque chose, un objet, un meuble, un mur, un truc solide à quoi se raccrocher et, désespérément, comment expurger le poison de son récit. Lumière jaune.


L’HOMME. — … Ma fille jouait dans le jardin, avec sa pelle et son râteau, paisiblement, sous nos yeux d’assassins et de brutes guerrières. Surveillée par les hommes.


Rouge.



3.

L’HOMME, ENID, ACHILLE, LE PERE

L’homme est au téléphone, un casque de conversation sur la tête, oreillettes, microphone. Prisonnier de ses angoisses et de ses amours, il tourne en rond, comme dans une cage. Les répliques de son interlocuteur, seul point de vue extérieur, sonnent comme des coups de fouets autour d’une bête de cirque.


L’HOMME. — Ça fait des jours que j’essaie de te joindre.

ENID. — Plus tard, je vais te rappeler, attends…

L’HOMME. — Si tu ne veux plus me revoir, il suffit de me le dire.

ENID. — Je ne vais pas m’astreindre. Bien sûr que j’ai envie de te revoir. Mais pas maintenant. L’été est derrière nous. C’est la rentrée, je ne sais pas très bien ce qu’il m'arrive ces derniers jours, semaines… mais… je n'ai pas bien envie d’en parler, encore moins de m'expliquer… et pas qu'avec toi !… Je te rappelle demain… A demain.

L’HOMME. — Oui, à demain Dear…


Il compose un autre numéro sur le clavier du mobile.


L’HOMME. — C’est toi, Achille ?… Allo ? allo !… Ah ! tu es là… Non, à demain, c’est tout ce qu’elle m’a dit. Elle ne veut toujours pas me voir, mais elle ne veut pas me jeter non plus. Elle me garde sous l’oreiller, mais je n’ai plus le droit de la toucher. J’étouffe là-dessous. En tous cas, elle ne veut plus baiser avec moi.

ACHILLE. — Qu’est-ce que c’est que ce bordel…?! Qui est cette femme ? Le fantôme d’Hélène sur le champ de bataille ? Elles ont enfilé toutes les deux leur voile d’invisibilité, elles sont là, au milieu des guerriers, au milieu des héros qui se battent pour elles. Un coup Ménélas, un coup Pâris, un coup le copain de Pâris ou de Ménélas… Putain !!… Une femme N’EST-ELLE PAS responsable lorsqu’elle est invisible, silencieuse, impalpable ? Elle est figée, elle est morte, la femme n’ose plus bouger. Elle est FROIDE ! Ce n’est pas toi qu’elle trompe, elle SE trompe : les dieux sont invisibles dans l’Iliade, sur le champ de bataille, pas les humains, sauf effectivement, lorsqu’ils sont les jouets des dieux. Sauf que dans votre situation, tu es le jouet de cette femme. Elle n’est le jouet d’aucun dieu, prise entre les deux feux d’aucune guerre…

L’HOMME. — Je crois bien que si : Enid vit sa guerre avec son ex, et moi la mienne avec MON ex. Et sur ce champ de bataille, oui, les dieux l’ont rendue invisible, pour la soustraire à moi, parce que je n’ai plus rien à faire avec elle. C’est déjà fait, elle est intervenue dans ma vie : elle m’a propulsé à l’extérieur de la prison dorée de mon couple. Sans elle, je ne serais jamais parvenu à partir et à laisser mes enfants. J’en serais encore à me poser des questions, si j'ai le droit ou non, comment gagner mon argent, ce que je peux faire ou ne doit pas faire.

ACHILLE. — Grâce à elle, tu es entré dans l’action, rideau levé, acte III, lumière — GO !

ENID. — Je vais te rappeler. Nous allons nous revoir. Tu peux avoir confiance.


L’ordinateur fait un bruit bizarre sur la table. Il y a une lumière verte qui clignote.


L’HOMME. — Excuse-moi, on se voit tout à l’heure au café ? Tu ne me laisses pas tomber, Achille, promis ?

ACHILLE. — Je vais te rappeler. Nous allons nous revoir. Tu peux avoir confiance.

L’HOMME. — Je n’arrive jamais à te joindre et tu ne réponds jamais, ni à mes SMS, Textos, e-mails, n’importe quoi. Tu boudes à cause de ton amour déçu, mais moi, tu sais, j’ai besoin… de toi… pour une conversation d’homme à homme. Sans quoi, je sombre, vacille, et bascule dans le caniveau, m’écroulant dans les égouts, aux tréfonds de moi-même, me vautrant dans la merde. Me laisse pas comme ça, ACH*, toi, mon compagnon, mon frère d’âme. Mon frère d’arme. Mon semblable. Mon frère.

ACHILLE. — T’inquiète garçon, je serai là.


Il raccroche, valide retour chariot, afin d’accepter un Clavardage avec son père sur Skype.


L’HOMME, tapant sur le calvier. — On se fait un Web-cam ? J’ai cinq minutes…


Sonnerie. Valider retour chariot.


SON PERE. — Eeeh ! Salut fils ! (Il rigole.) C’est trop ce truc ! Il n’y a qu’avec toi que ça marche sans aucun problème. Avec les autres, j’ai toujours un problème technique, ou c’est l’image qui flo-flotte, ou c’est le son qui grésille, ou c’est des échos insupportables, qui interfèrent sur la conversation et rende la communication impossible.

L’HOMME. — Ouep Monsieur ! La communication impossible, c’est exactement ça. Des échos insupportables. Des egos monstrueux, lancé sur des chevaux d’indifférences, perdu dans des labyrinthes… Sans quoi, toi et moi on ne se parlerait plus puisque je n’ai pas le téléphone au studio. Sans la box, je ne peux plus t’appeler nulle part, ni tendre la main vers personne.


Silence.


SON PERE, sur un ton grave. — Tu tiens le coup ? Ça va, fils ?

L’HOMME. — Je quitte une femme avec qui j’ai vécu une vingtaine d’années, et c’est une autre que je pleure, celle de trois ou quatre nuits, cinq tout au plus, mais je rêve, je me souviens de ces instants bruts, je reviens vers eux comme à la source — de l’enfance à l’âge adulte.

SON PERE. — Et alors, c’est comment l’âge adulte ?

L’HOMME. — C’est génial. Le pied géant. Je n’ai jamais vu un cul pareil. Au départ, j’ai toujours pensé que cette fille n’était pas pour moi. Qu’elle était trop bien. Elle correspond exactement à tout ce que j’aime chez une femme : la finesse, le raffinement, l’humour, les yeux, le mystère. Sur son corps, une pluie de grains de beauté, jusque dans le lobe de son oreille droite. Loin du Paradis, j’ai posé mon oreille contre son oreille, comme un coquillage, et j’ai entendu, bien sûr, le bruit de la mer. Un bruit si fort, si doux… et des couleurs dans le noir, bleu, jaune, rouge, comme une pluie d’étoiles au fond de notre lit.

SON PERE. — Tu vas en retrouver une autre… des femmes, il y en a des milliers, des millions… comme les étoiles… comme les acariens, il paraît, au fond du lit…


Le mystère fondamental du personnage au théâtre, que sa parole ne dévoilera jamais entièrement, s’apparente à un labyrinthe d’une complexité redoutable. C’est l’homme dans un face-à-face avec son père.


SON PERE. — Comme en lui-même, l’homme s’est perdu dans les yeux turquoise du Minotaure Enid s’occupe de l’enfant couché dans le lit, qui semble-t-il a de la fièvre. Tous les regards convergent vers elle.

ENID. — Dès que je m’absente plus de deux heures, mon fils panique complètement. C’est dingue. Un peu comme toi. Nous verrons quelqu’un pour gérer ce problème à la rentrée, c’est nécessaire. Il va se réveiller… Je voudrais que tu t’en ailles avant qu’il ne rouvre les yeux. Ne me force pas à devenir moi-même désagréable.


Les hommes sortent. Le garçon ouvre les yeux. Lumière.



4.

LE GARÇON, LA FILLETTE, ENID, ACHILLE, L’HOMME

Sur la plage, les enfants jouent. Ils crient. Les mouettes, et un carrousel tout au fond de l’espace sonore, font des spirales qui remontent le temps d’une galaxie à une autre.


LE GARÇON. — Papa, tu peux remettre le disque de John Lennon [Lellon] s’il te plaît ?

UNE FILLETTE, prononçant moins bien et cherchant à prendre la parole. — Papa, Papa, Papaaa ! tu peux remettre John Lennon !?


La voiture accélère sur la route, les fenêtres grandes ouvertes sur les vacances, les marchés dans le Sud, les terrasses de café bondées, les annonces des prochains taureaux piscines, celles des vendeurs de glaces, les mères qui retiennent leurs progénitures sur les passages piétons… L’homme renverse tous ses livres dans la bibliothèque. Dans des sacs-poubelles, il les entasse sans ménagement, sans état d’âme, pour s’en débarrasser. Son élan semble définitif, comme un taureau à la charge, dont la puissance et l’entêtement sont à la fois sa force et sa faiblesse.


ENID

I

l n’était pas supportable de combattre seul. Tout supporter, seul, dans son coin. Ses enfants étaient seuls, sans lui, et lui était seul, sans eux et sans personne à qui parler. Mais parler ne servait plus à rien. Il n’en avait plus envie. D’habitude il parlait beaucoup, à ses amis, à sa famille, aux inconnus croisés dans une file de cinéma ou à la boulangerie, ou avec un voisin. Il parlait de rien, échangeait une phrase contre une autre qui leur prouvait, au moment où elle était énoncée, que la vie valait d’être vécue et qu’elle était simple. Ce n’était plus ainsi. Il ouvrait ses yeux vers quatre ou cinq heures, guettait la lumière derrière les volets, qui lui indiquerait le moment de se lever. Dans ces minutes qui s’éternisaient inutilement, ni dans le sommeil, ni dans l’action, tout son corps vibrait au rythme du sang dans ses veines, qui battait sa tête, ses pieds, son ventre, sous sa peau tendue — ba-bam, ba-bam ! —, comme de funestes tambours lors de rites magiques, sur des terres asséchées, mortes — ba-bam, ba-bam, ba-bam… Plus question de manger quoi que ce soit dans ces conditions. Il finissait par se lever vers sept heures et demi, prenait un verre de café en poudre, une Wasa avec du beurre dessus, se douchait, et il s’en allait. A chaque inspiration, il devait se concentrer pour ne penser à rien d’autre que respirer, puis l’air sortait de lui et il tremblait.

ACHILLE. — Chaque minute depuis lundi était un sale moment à passer.

ENID. — Lundi, vingt-trois heures quarante-cinq dans la ruelle pavée devant ma porte. J’étais rentrée de vacances le soir d’avant, comme lui.

L’HOMME. — Ça fait quatre semaines que nous ne nous sommes pas vus, ni serrés dans les bras. C’est normal après tout ce temps, j’ai envie de te toucher.

ENID. — Non, pas ce soir. Pas maintenant. Bonsoir…

L’HOMME. — Alors c’est fini ?

ENID. — Oh ! ce que tu es mélodramatique. C’est toujours comme ça avec toi. Les grands mots… Je suis fatiguée, c’est tout, je veux aller dormir…

L’HOMME. — Je peux t’embrasser au moins ?

ENID. — Je n’en ai pas envie.

L’HOMME. — Tu ne veux plus de moi.

ENID. — Ce n’est pas une rupture. Simplement, ce soir, je peux avoir envie de dormir seule.

L’HOMME. — Ça fait des semaines que tu es avec ton fils, ta mère psychiatre et ton beau-père qu’elle trompe sans arrêt. Nous venons de passer une heure dans un café tous les deux et tu faisais semblant. Tu parlais d’autre chose alors que tu ne pensais qu’à une seule chose : comment vais-je lui dire ? Comment puis-je me débarrasser de lui ce soir ?

ENID. — Nous continuerons à nous voir. Demain peut-être, ou la semaine prochaine… Non, je ne veux pas que tu m’embrasses, pas maintenant…

ACHILLE. — Aie confiance… Ne t’inquiète pas.

ENID. — Je l’ai maintenu dans le vague. Suspendu sous un pont, dans le vide, à une corde de piano qui lui sciait les doigts. S’il lâchait, il tombait, et s’il continuait de tenir, la douleur devenait de plus en plus insupportable. Et personne pour le voir ou pour l’aider. Les trains passaient dessous, indifférents, et l’un d’entre eux finirait bien par l’écrabouiller quand il tomberait. C’est ce qu’il se disait depuis trois jours.

L’HOMME. — Ayant perdu le sens de l’équilibre, mes oreilles sifflaient et j’avais mal à la tête, depuis trois jours.


Enid a-t-elle jamais été proche de lui lorsqu’ils étaient amants ? Son costume d’invisibilité, endossé plus ou moins consciemment comme un réflexe de défense, lui confère un rôle différent de celui d’Hélène dans la guerre de Troie, l’homme n’étant en guerre qu’avec lui-même dans le monde moderne. Quel est son rôle ? L’homme réinjecte du plaisir dans son oeuvre, c’est un élément motivant. L'enthousiasme et l'irradiation, le charisme, sont des éléments fondamentaux, mais cela effraie, cela n’est pas si courant. Faire confiance, avoir confiance pour induire de l'implication, telle est la devise de l’homme. Enid s’exprime comme devant un tribunal, troublée par son récit.


ENID

M

aintenant la main caresse son corps, son sexe en érection, et c’est bon. Lentement. Quelques mots de douceur accompagnent les gestes de la main.


ACHILLE. — Aie confiance… Ne t’inquiète pas.


Dans un costume blanc en relation avec la nudité du protagoniste et les couleurs vivifiantes d’Enid, Achille se rapproche de l’homme.


ACHILLE. — Ta peau est douce. Tes cheveux sentent bon. (Soupire.) C’est beau…!!

ENID. — Une main tire ses cheveux, comme on le fait avec un animal, et les poils autour de sa verge. L’autre main serre son épaule, son cou. Deux doigts pincent sa poitrine et il est sur le point de venir. Les mouvements s’arrêtent. les mains sont attentives. Elles savent comment avancer et décider les choses, comment marier ensemble, en elles, douceur et fermeté. Puis le bonheur de se laisser aller, de se laisser faire, continue de grandir…

L’HOMME. — Des mains sans commune mesure avec celles d’Enid.

ENID. — Des mains qui travaillent et le tiennent.

L’HOMME. — Pas des doigts hésitants, aux extrémités moites, sans vie.

ENID. — Son épuisement des jours précédents fait qu’à chaque instant il soupire et gémit. L’intensité de ce qu’il ressent sort alors délicatement de lui. S’entend comme le murmure de la rivière. Comme une musique cristalline. Sa souffrance, autant que l’apaisement soudain disponible dans cette chambre, s’évapore lentement, très lentement, comme un filet d’eau au soleil au fond d’un verre sur une terrasse, laissé là, oublié, seul. Et cet astre chaud, c’est la confiance retrouvée. Le soleil, c’est l’amour, la chaleur humaine dans un instant fragile tandis qu’il n’attend plus rien de la vie. La main s’arrête encore, écartant ses cuisses d’homme velues, et caressant alors son ventre, comme pour s’excuser de cet abandon et de cette perte, qui n’en est pas une.

ACHILLE. — Aie confiance… Ne t’inquiète pas.

ENID. — Un point positif depuis qu’il s’est séparé de sa femme, il a maigri…


L'implication dans la communication est totalement différente d'une personne à l'autre, d'un sentiment à l'autre, de ce que l'on vit, de l'évolution d'une relation… La présence incarnée ou désincarnée peut s’adjoindre de couleurs ou d'un linceul en fonction du niveau d'implication dans la conversation.


ACHILLE. — Quel âge as-tu ? Je n’arrive pas à savoir.

L’HOMME. — Trente-neuf ans.

ACHILLE. — C’est incroyable. On ne dirait pas. Tu es exactement comme moi.

L’HOMME. — T’as quel âge, toi ?

ACHILLE. — Trente ans… tu emploies des cosmétiques ? Comment fais-tu ? C’est quoi ton secret ?…

ENID. — … Aie confiance… Ne t’inquiète pas.

ACHILLE. — Mes mains à présent glissent vers son dos et ses fesses, velues également, en le retournant sur le ventre avec délicatesse, mais fermement, avec puissance. L’émotion l’empêche de répondre par la négative quand il sent mes doigts entrer en lui — il se laisse faire —, avec une crème qui fait du bien, pour changer en lui la dynastie du sexe. Puis après avoir tourné la tête une dernière fois sur son épaule, pour me regarder derrière lui, il la laisse retomber dans l’oreiller, abusé par l’alcool et le reste, dans un souffle d’abandon et de plaisir, le premier de la sorte.

ENID. — Aie confiance… Ne t’inquiète pas.

ACHILLE. — Je vis un éclat dans tes yeux, sans deviner ce qu’il signifiait.

L’HOMME. — Es-tu amoureux, ce soir, de mon désespoir et de ma générosité ?

ENID. — Harnaché de pied en cap, en armure, amoureux ce soir du désespoir et de la générosité de son partenaire dont les fesses sont blanches, quand tout le reste du corps est bronzé, superbe.

ACHILLE. — Tu dis ça parce que tu penses que tu ne mérites pas que je tombe amoureux de toi. Tu as du goût, de l'expérience… tu es un pur, tu es un vrai — c'est pour ça que je t'aime.

L’HOMME. — Tu est mon homme de cromagnon.

ACHILLE. — Je te connaissais il y a des millions d’années et je t’ai enfin retrouvé. Je ne te lâche plus ! Avec mes dents je te garde et te regarde.

L’HOMME. — Si tu veux tu peux venir me chercher. Je suis prêt.

ACHILLE. — J'aime venir dans ta grotte mon homme de cromagnon.

L’HOMME. — Boire le thé sucré avec moi — lécher mon sexe —

ACHILLE. — J'ai peur de l'amour, il me fait paniquer.

L’HOMME. — J'ai aussi peur d'être abandonné.

ACHILLE. — Je comprendrais que ça t'effraie et que tu ne veuilles plus de moi.

ENID. — J’ai mal car je sais qu’il s’agit de mon histoire. Et je pense :

L’HOMME. — N’ont-elles pas toutes le même ventre, les mêmes fesses, les mêmes grains de beauté que moi ?

ENID. — Comment participer à la sorte de foire qu’il se plaisait à animer au sujet de sa vie, de ses rencontres, amours, ruptures — mouvements d'humeur ?

L’HOMME. — L’idée d’une transparence généralisée — c’est faux ! C’est le contraire —

ENID. — J’ai tellement mal au ventre. C’est horrible.

L’HOMME. — Je venais de rentrer de vacances, dans le Sud, avec ma mère et mes deux enfants.

ACHILLE. — La trace du maillot de bain est une cible. C’était bon. Comme si l’instant ne devait jamais cesser et ne jamais retomber sur terre. Aller, venir, et revenir, dans cette vie, dans l’instant, puis une autre vie, et encore une autre…


Bleu.



5.

L’HOMME, ACHILLE, GARANCE

Vapeur. Bruits de douche. Ventilation. L’homme revient de la salle de bain, hors champs, dans un peignoir rainbow flag tout droit sorti d’une boutique du Marais, et une paire de chaussons mauves. Il caresse son nouvel achat : une guitare sèche. Puis il la repose et sur YouPorn, visualise des scènes de sexes par des filles rasées de la chatte, qui montrent comment elles sucent, yes, à s’en faire péter les amygdales, et avalent proprement, sans laisser perdre une goutte de sperme sur le tapis du salon ou la taie d’oreiller bleue en fond d’écran — des images et des actions projetées en grand sur le mur de notre cœur. Il écrit sur son ordinateur. Son correspondant est on line.


L’HOMME. — Tu crois que sucer, c’est tromper ? Tu crois qu’avaler intégral, c’est une preuve d’amour ? Ou ce ne sont que les salopes qui font ça ? Ta femme, ou ton mec, ils avalent, eux ?…

ACHILLE. — Ça dépend. Ils déchirent. Ils arrosent.

L’HOMME. — Tu as remarqué les dédicace homo dans mon mail groupé l’autre jour ? Mankov n’est qu’un pauvre impuissant… Alors, ce sauna dans le Marais ? Je sais bien que tu es un amour et que tu sais te faire désirer à Jakarta, Bangalore, ou dans le quatrième arrondissement, à Paris. Sans toi, je ne serais pas ce que je suis. Je le dis pour te donner de la hauteur… car, au fond, je m'aime bien. Et ma foi, si mon cul ne plaisait pas à Enid, ni à Garance aujourd'hui, paysagiste dans un cabinet d'archi à la Bastille, trente et un ans malgré son prénom sorti d'un autre âge, rencontrée à l'expo Louise Bourgeois samedi dernier à Beaubourg, quelqu'un d'autre saura trouver en lui le sel et l'ivresse. Enid avait le plus beau cul du monde, et moi aussi, Na !

ACHILLE. — Tu lui a fais bouffer l’oreiller ? Tu lui a cassé le pot ? Vanille, Fraise et chocolat ?

L’HOMME. — Mais nooon mon ami ! je ne l'ai pas sodomisée ! T’es con ? Je n'en ai pas eu le temps ! Cinq nuits n’ont pas suffi pour nous habituer l’un à l’autre. Je l'ai juste baisée, trois fois, comme un bon vieux couple hétéro, avec la queue ou avec la main. Ce qu'elle était coincée celle-là. Même pas joui — si, une fois — je te parle de sa jouissance à elle, moi, j’étais aux anges, au Paradis. Après, plus possible de la faire jouir, ni moi avec. Elle s'enfilait trop de vin, avant, pendant, pour se détendre et oser écarter les cuisses. Son clit était mou, un bout de carotte rabougri sorti du bac plastique, tu sais, en bas du frigo. Je me souviens de son vagin, étroit, certes, c'était bien agréable, étonnant pour une mère, mais de son clitoris, non. Pas vu, pas pris, pas senti. Ni avec ma bite, ni avec ma langue ou mes dents pour l’arracher d’entre ses cuisses admirables. Ses jambes. Je l’ai vue en jupe, une fois, à l’école. J’ai failli tomber devant la porte de la classe de mon fils, de nos enfants, en la croisant dans le couloir. A l’époque, son fils me plaisait. Aujourd’hui que le temps a passé et qu’il a grandi, ses nouvelles dents en éventail, en forme de râteau, lui font un visage d’épouvantail grandi trop vite, sous des cheveux hirsutes épais comme du blé. C’est un monstre, c’est le fils de la reine des glaces. Il m’arrive de les croiser, tu sais, avec son nouveau mec qui la suit comme un chien. C’est lamentable. J’ai été lamentable, comme ce chien, avide de renifler son cul — avide de lui lécher le trou du cul. C’était bon.

ACHILLE. — La langue par terre et le talon de sa chaussure planté dedans. A l’agonie, à genoux, à sa botte… tout comme son nouveau mec ! Il a une mèche sur le front. Je l’ai baptisé Mé-mèche. Il paraît que c’est un musicien, ou un traducteur. Ils ont l’air heureux ensemble quand je les croise dans le quartier. Ils se tiennent la main. Et puis elle sourit, vraiment.

L’HOMME. — Pourquoi dois-je ainsi parler d’elle ?

ACHILLE. — Sa voix est en toi. Tu entends la musique. Elle est en toi. Dans ta tête. Sa musique.

L’HOMME. — Je l'aimais. J’aimais cette femme.

ACHILLE. — Peut-être est-elle vraiment heureuse. Peut-être étais-tu l’homme dont elle avait besoin pour accepter un autre homme dans sa vie ? Il croupissait dans un placard depuis trois ans, lui téléphonait sans cesse quand elle était avec toi. Un homme dans un placard, un autre sous l’oreiller. Elle te gardait sous le coude. Puis tu nous a fait la scène de l’homme cornu, le presque Minotaure.


Silence. Les deux hommes continuent de regarder les images pornographiques sur le MacBook, d’un air trouble. Ce sont des performances.


L’HOMME. — Je ne sais pas lequel de nous deux avait des cornes. Lorsque je les ai surpris chez elle, un matin, l’image du Paradis s’est fissurée comme le pare-brise d’une auto. Je l’aimais. Pourquoi ai-je ce besoin de la salir ? Pourquoi l’homme éprouve-t-il ensuite forcément ce besoin de rabaisser la femme et de l’humilier ? Pourquoi ? Est-ce forcément la guerre entre eux ? Je ne suis pas le Minotaure.


Silence.


ACHILLE. — Tu étais fou d'elle… Tu as vu cette espèce de mégère qu'était Garance ? Tu as vu comme elle te traitait au café l’autre jour ? Moi j’ai vu garçon… Après Garance, c'est normal qu’Enid la névrosée te semble agréable dans ton souvenir, même à deux sur le coup, comme c’était le cas.


Long silence. Quelqu’un frappe à la porte. L’homme va ouvrir. C’est une nouvelle jeune femme, Garance. Achille lui cède sa place.


L’HOMME. — Garance, au ventre plat… J’ai vu son ventre dans un cinéma, quand elle levait les bras au ciel pour enfiler sa veste, après la séance. J’avais le souffle coupé. Je crois que j’aurais pu m’affaler par terre, là, en regardant son bout de ventre. Comme Proust avec son pan de mur jaune dans La Recherche.


Il montre toute une rangée de livres, rouges, dans la bibliothèque.


L’HOMME. — J’ai toute sa correspondance. Je ne me souviens plus où il en parle, ni de quoi il parle exactement. D’un paravent ? D’une peinture ? D’une fresque dans une église de Venise ? Moi, c’était un bout de ventre. Celui d’une jeune femme à côté de laquelle je suis resté assis, dans le noir, deux heures durant. Devant un improbable film japonais qui parle de stérilité et fécondation in vitro… Proust est au Jardin du Luxembourg…

GARANCE. — Toi, bien sûr, tu n’es pas avec tes deux enfants… Tu es à Beaubourg !

L’HOMME. — Moi, avec mes deux enfants ?

GARANCE. — Donc la jeune femme seule qui se cultive pendant les week-ends en visitant des expositions et en allant, le soir, assister à la rétrospective dans les salles de cinéma du Centre Georges Pompidou ne se doute de rien. Elle ne peut pas tout deviner, même dans le restaurant ensuite où nous sommes entrés. Et après ? Quoi ? Pourquoi tu rigolais devant la vidéo de Louise Bourgeois ?

L’HOMME. — Parce que cette femme de huitante ans sonnés [80] parle bien des hommes et que cela me faisait plaisir. C’est agréable le sentiment d’être aimé et respecté pour ce que l’on est. C’est une femme qui aime les hommes.

GARANCE. — J’ai bien aimé ce qu’elle disait sur le modèle nu, en érection, qui ne pouvait pas cacher son désir. L’homme est vulnérable, bien sûr chacune de nous le sait. Pourquoi n’arrivons-nous pas à oublier nos peurs, comme si tous les hommes étaient des bêtes dangereuses, assoiffées de sang, qui allaient nous manger ?


Il sort un bout de papier d’un tiroir.


L’HOMME. — Recopié de Libé, ce jour-là :

GARANCE, lisant comme une enfant. — Etre un père, une mère, ou un enfant sont des inventions, des fabrications, des bricolages que chacun tente de mettre en place pour traiter l’impensable de l’origine et la complexité du rapport entre les sexes et les générations. (Répétitions.) Attends, ça veut dire quoi ?

L’HOMME. — J’ai deux enfants. Je dois m’en occuper. Je cherche une femme pour faire de nouveaux enfants.

GARANCE. — Puis encore une autre après si ça tourne mal ?

L’HOMME. — C’est typiquement l’idée d’une femme ça. Penser que ça va forcément tourner mal. Les hommes ne pensent pas comme ça. Les hommes n’ont pas tous la chance de faire l’amour à une femme enceinte. Peut-être est-ce le seul moment où une femme se donne vraiment.

GARANCE. — Tous les hommes n’ont pas la chance de dépuceler une femme — chacun son rôle.

L’HOMME. — Quoi ?

GARANCE. — Je n’ai pas allumé le chauffage, de tout l’hiver. Je m’en suis passée. Je n’en ai pas eu besoin.


Long silence… Il tripote quelques accords sur sa guitare.


L’HOMME. — Les hommes ne sont pas des solitaires. Il y en a bien quelques uns, mais ce sont des exceptions. En général, en vieillissant, les hommes se casent. Ils finissent par retrouver une femme s’ils n’ont pas complètement raté le coche. Les femmes, elles, demeurent seules toutes leur vie. Les femmes modernes, parce qu’elles sont les caricatures des hommes. Elles savent tous les rôles.

GARANCE. — Il y a un truc incroyable, je n'ai jamais reçu autant de SMS. Ça m'embarrasse. C'est beau, c'est très bien, mais ça me gêne. Vraiment. C'est normal que je ne puisse pas te répondre. Ma vie est plus spontanée, même si je suis enfermée dans mon travail, oui, c’est vrai.

L’HOMME. — Je pensais que c'était notre dernière conversation, et voilà que tu m'envoie ton e-mail, juste après, comme je te l’ai demandé la semaine dernière. Je savais bien que j’aurais envie de t’écrire. Si ce n'est pas pour t’écrire, alors je me demande pourquoi tu me l’a envoyé ton adresse e-mail.


Il reprend son clavier d’ordinateur.


ACHILLE. — Incohérence des femmes, dans un autre monde que le nôtre, celui des hommes. Toi et moi, et Jesus (à prononcer à l’Espagnol), nous sommes du même monde. Quel bonheur. Je t'embrasse fermement.


Il signe :


ACHILLE. — ACH*-A-D-P — Achille, Apprenti Dresseur Pokémon [on à prononcer comme dans salon].


L’homme applique encore deux ou trois accords sur le manche de sa guitare, puis ses doigts pincent les cordes, articulant une mélodie toute simple qui sort de lui comme la réponse d’Achille par Internet. La lumière baisse lentement avec le flux ininterrompu des mots.


ACHILLE. — Mon grand, forcément au bout du troisième mail en une semaine, tu as gagné une réponse, la voilà !! je suis toujours avec mes parents, depuis deux semaines, à vrai dire Jesus passe plus de temps avec eux, car je bosse dans la journée et il les accompagne partout. On a fait un grand week-end à Lombok et Bali, c'était merveilleux, mes parents sont très contents, très fiers du fiston à l’ambassade, hier soir on était tous sur un bateau de guerre qui fait escale ici, en grande pompe, ils ont adoré. J'ai BEAUCOUP regardé les marins, forcément. J'ai envie de répondre longuement à tes mails, Enid, Garance, tes secrets avec moi, bien sûr, mais comme cela m'emmènerait je ne sais où, j'hésite et je retarde. Et donc rien ne vient. Ce n'est pas brillant... toi t'es plutôt débridé côté écriture. Je vois ça mon mignon. Ou dois-je écrire ma Salope ?? Je t'embrasse très fort et te lis toujours avec bonheur. Bisous. Achille. ACH*-A-D-P


Rouge.



6.

LE MINOTAURE, L’HOMME

Série de pompes, bras en croix, étirements, extensions, vélo sur le dos, position du rameur, extorsion brutale de la volonté contre le corps, la forme, le poids, les muscles, la force, le désir, le plaisir et la douleur… L’homme se contorsionne, comme un ver, sur le tapis rond de la chambre.


LE MINOTAURE. — Un colosse à l’entrée de la ville. Une statue gigantesque. Une figure. Un Titan. Un monstre. Un affrontement. Une mise à mort.

L’HOMME. — Dans la cour de récré, mon fils joue à Chat Glacé avec ses copains et ses copines. Je me suis fait attraper, mais personne ne revient me toucher pour me délivrer. Je suis seul, tout seul à jouer dans la cour des grands. Et je me sens petit, petit, petit, comme au premier jour… Me remettre debout, se serait grandir enfin. Relever la tête pour étudier froidement ce qui m’arrive et deviner ce que je pourrais faire…


Il éteint toutes les lampes. Comme il fait nuit, c’est un rayon de lune qui passe par la fenêtre. L’obscurité est intense.


LE MINOTAURE. — Avant une corrida, le taureau est placé dans un caisson obscur. Une boîte hermétiquement close, sans ouverture et sans lumière. Il est plongé dans le noir, pendant des heures. Sélectionné parmi d’autres bêtes qui broutent dans un carré d’herbe, il ne sait pas ce qui lui arrive. Le propriétaire, le toréador, l’agent du toréador, le régisseur, le directeur des arènes où tout va se jouer dans l’après-midi, vers seize heures, tous ont inscrit des numéros en relation avec chacune des bêtes présentes dans le troupeau. Des numéros sur du papier à cigarette. Ça ne tient à pas grand-chose. C’est léger comme une plume le hasard. Le Un, le Deux, le Trois, le Quatre, le Cinq… Le propriétaire du ranch met les numéros dans son chapeau. Il prend un autre chapeau, il les met ensemble pour faire une boîte et il secoue les numéros dedans. Il les brasse. Quelqu’un plonge sa main dedans. Qui sera mis à mort tout à l’heure ?

L’HOMME. — C’est moi qui ai été choisi. C’est mon numéro qu’ils ont tiré. Le cinq. Pourquoi le cinq ? Je ne sais pas, c’est mon numéro. Je suis dans la boîte noire. Depuis combien de temps ? Depuis un moment. C’est impossible de répondre exactement. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je suis dans le noir. Ce n’est pas assez grand pour moi, je me cogne partout. Je ne peux pas me retourner. Ma peau s’érafle contre les murs. Mon nez saigne. Je ne sais plus ce qui m’arrive, ni où je suis, ni ce que je dois faire. Je voudrais me coucher, attendre, mais je ne peux pas. Je ne peux pas attendre. J’ai mal. La douleur vient des extrémités, des doigts. Les mains, les bras, les pieds, les jambes… la douleur remonte le long de mon échine… elle me tord, s’installe dans ma tête. Je serre les mâchoires, je grince des dents comme si elles allaient se déchausser et se briser, à force de serrer et de grincer. J’ai l’impression que ma tête va exploser. Le moindre geste dans ces conditions, la moindre odeur, est une torture alors… Même le battement d’ailes du colibri qui s’élève dans les airs en silence.


La lumière s’allume brusquement, baignant la scène de soleil. Jaune, torride, cette lumière est insupportable. L’homme pousse un hurlement de bête.


L’HOMME. — Ça me brûle ! Je ne sens plus les murs de la caisse autour de moi… ?? Je ne vois plus rien.


Il saisit un objet au hasard en essayant de se maintenir debout. Un tournevis. Ça fait une longue pointe dans sa main. Le Minotaure prend lui aussi une arme.


LE MINOTAURE. — Au moment de libérer le taureau dans l’arène, au moment d’ouvrir la caisse noire, je plante un énorme clou entre ses épaules.


Suivent plusieurs coups rageurs, ravageurs, donnés par l’homme à la tête du lit, dans le gras de l’oreiller. Il s’acharne dessus, avec son arme, comme une brute sanguinaire et aveugle. Eventrer, achever, se délivrer d’un sentiment d’impuissance. Vider une outre de vin. Avec son arme, la déchirer pour s’en asperger, comme dans un rituel païen. En s’acharnant dessus comme une brute sanguinaire et aveugle. C’est le travail du Minotaure. Les plumes de l’oreiller se répandent partout dans la chambre.


LE MINOTAURE. — Je plante un énorme clou entre ses épaules. Pour l’énerver. Ensuite, ce dard reste là : coincé dans sa nuque. Ce ne sont pas les banderilles, celles-là viendront après.

L’HOMME. — Comment deviner ce qui m’arrive ?

LE MINOTAURE. — Il est aveugle. Il souffre. Il saigne.

L’HOMME. — Je serai bientôt mis à mort.


Il fait le geste d’enlever une pointe dans son dos, sans parvenir à l’attraper pour la retirer. Il remue des bras, vainement. La scène, dévastée, s’achève au son des guitares électriques, qu’il lance sur iTunes, avant de retomber à genoux, comme dans une mise à mort minutieusement chorégraphiée par le Minotaure, dans les règles de l’Art et la tradition.


Noir.



7.

L’HOMME, LE CHŒUR DES FEMMES

L’homme, en slip, évolue dans le désordre de la chambre, à l’image de sa barbe négligée depuis une semaine. Le lit est défait. Il y a du sang sur les draps. Deux verres vides, une bouteille de vin, un cendrier plein, des assiettes sales, un paquet de chips éventré, des miettes partout. Celle qui était avec lui vient de partir, en oubliant son foulard rose et vert, et un bâton de rouge, à côté d’un paquet de cigarettes vide, qu’il jette à la poubelle. Il sent le rouge à lèvres, qu’il sort et qu’il rentre plusieurs fois, et le foulard, avant de les faire disparaître dans un tiroir du bureau.


L’HOMME. — Pourquoi devrais-je me mentir ? Pourquoi aurais-je dû lui mentir ? Je n’ai jamais dit je t’aime… Elle me l’a dit. Pourquoi ?


Il reprend le rouge et le foulard dans le tiroir, joue avec.


L’HOMME. — J’avance dans une forêt de mots. La vérité est mon chemin. Sans la vérité, je me perds dans la forêt de mots. Si moi aussi, à mon tour, j’emploie les mots pour ce qu’ils ne sont pas, en commençant à mentir, comme les autres, alors je suis perdu. Alors la forêt de mots devient de plus en plus dense, de plus en plus touffue. Dans ces conditions, il n’est plus possible de s’y retrouver. La lumière ne pénètre plus entre les mots, pour m’éclairer. Le chemin n’existe plus dans la forêt. Il faut me frayer un passage entre les branches des arbres, les contourner sans cesse, leurs troncs, leurs racines dans lesquels je me prends les pieds. M’arracher aux griffes du mensonge, ses branches solides me barrant le passage et le soleil. Mentir, c’est devenir aussi dur que du bois, dur et cassant, tandis que la vérité est une rivière qui ondoie, dans laquelle le voyageur trempe ses pieds fatigués. Lui chuchotant des mots doux à l’oreille. Celui qui a soif s’y abreuve avec avidité. Qui a dit que les rivières sont polluées de nos jours ? Les rivières sont presque toutes mortes, et les poissons y nageant autrefois se présentent souvent ventre à l’air, comme si le voyageur arrivait trop tard. Après le concert de musique de chambre au bord de la rivière. Après la pluie, les orages, le soleil, et sous un ciel désormais uniformément grisâtre, poisseux et sali. Comme les draps d’un lit jamais lavé, grisâtre, poisseux et sali…


Il fait de l’ordre, change les draps du lit, ramasse les papiers par terre, vide les cendriers…


FEMMES

M

onsieur, nous vous avons lu hier soir. C’est cette veine-là qui nous plaît. Pas l’autre faite de sexe, de violence, et de désinvolture langagière. Pourquoi cette double tentation ? La correspondance vous va bien, avec sa part d’intimité et de retour sur soi. Même si ce que nous venons de lire sent l’abandon et l’incompréhension du monde. A lire ces différents textes de vous, nous voyons mieux tout ce qui nous éloigne de vous. Et ces ruptures à répétition que vous évoquez aussi nous renvoient à ce que nous éprouvons pour vous. Si nous ne nous voyons plus c’est que nous nous sommes rendu compte, un jour, que notre amour pour vous était mort. Il nous a fallu du temps pour croire à la véracité de cette mort et pour en comprendre les raisons. Vos messages nous y ont aidé.

N

ous croyons que vous mêlez quelquefois dangereusement les choses et que cela vous enlève votre habituelle clairvoyance. Cela revient tout le temps dans votre écrit et dans vos paroles : vous faites l’apologie du père au foyer (comme modèle de quoi ?) et en même temps vous professez votre refus du travail — comme symbole de liberté ? Nous ne croyons pas à la liberté. Sur les deux points il y a beaucoup à en dire et nous en avons déjà dit pas mal. Nous ne sommes pas d’accord avec vous, ni sur l’un ni sur l’autre et nous pensons que vous vous êtes égaré.

U

ne première question que nous aimerions vous poser : comment être père au foyer dans l’absence de foyer ? Cela ne peut fonctionner que… lorsque l’autre alimente le compte bancaire, et nous parlons en connaissance de cause. C’est un fonctionnement d’entité familiale, de posture conjugale dangereuse, un équilibre possible mais difficile. En tout cas c’est une position qui n’est pas tenable. Ce choix-là d’assurer la totale prise en charge des enfants et de leur consacrer tout le temps signifie que vous lâchez tout le reste — on ne peut mener tout de front. Le reste, c’est ce qui vous fait avancer dans le monde adulte, ce qui vous nourrit et ce que vous donnez, vos projets individuels et intellectuels indépendamment de l’univers familial. Ce qui fait tourner le monde. Sans quoi, le monde ne tournerait pas. Avoir des enfants et s’en occuper ne signifie pas leur être asservi absolument. Il faut des temps de respiration et des pointillés, pour eux et pour nous, et nous savons de quoi nous parlons. La présence est une question de qualité et non de quantité. Etant donnée votre virulence sur le sujet, il est étonnant que vous ayez mis les enfants à l’école, vous auriez pu vous en occuper pleinement jusqu’à l’entrée au CP, comme certains le font — et même au-delà du CP.

N

ous ne savons pas ce qui a précédé quoi. Vous avez certainement fait le choix de refuser la contrainte du travail avant la naissance de votre fils, il y a six ans, et après sa naissance, décidé de lui consacrer tout votre temps — d’autant plus que vous n’aviez pas de contraintes professionnelles, ni économiques. Nous en avons déjà parlé. Et vous vous êtes déjà énervé sur le sujet.

C

ela vous confronte aussi à votre problème d’autonomie, d’un point de vue individuel et d’un point de vue économique. Nous n’avons pas parlé de votre autonomie par rapport à votre femme — nous ne disons pas votre ex. Cela ne vous a visiblement pas pesé de vous reposer complètement sur elle pendant des années. La vie n’est pas faite pour gagner de l’argent, certes. Mais il s’agit d’assurer sa subsistance. Ce que vous n’êtes pas en mesure de faire. Ce qui réduit votre vie sociale au minimum et nous en exclut du même coup. On ne peut pas fonctionner selon ses propres lois — pour revenir à l’étymologie de autonomie — et les revendiquer, et en même temps partager une vie dans une communauté, qui se règle selon d’autres lois. On peut aussi parler de votre indépendance. Quel est le prix de cette indépendance ? Nous croyons qu’elle est une grande dépendance, aux allocations de l’état, à la quantité de fiches que vous rédigez pour Internet, à vos soirées de service dans un restaurant japonais, à ceux qui ont payé le studio — où vous vivez actuellement et que vous désignez comme la Garçonnière, ou la Crèche — et l’appartement dans lequel vous viviez avec S*. Une dépendance vis-à-vis de nous quand vous vous installez dans notre appartement et que vous y laissez vos affaires. Nous ne dépendons de personne et nous ne voulons pas que vous dépendiez de nous. Les seuls à dépendre de nous ce sont mes deux filles, qui le seront tant qu’elles ne seront pas adultes.


Avec l’application d’un gamin en Maternelle, grande section, l’homme colorie du papier. Mais, consciemment ou non, il ignore les contours. Il dépasse la surface du papier en continuant ses couleurs sur le mur. Il se recule pour admirer ce qu’il vient de faire. Il se plonge dans les couleurs, les avant-bras barbouillés, face à face avec l’arc-en-ciel.


FEMMES

I

l n’est pas tenable de refuser la contrainte du travail, de vivre des subsides de l’Etat et de s’en vanter, en plus. Accepter cette contrainte-là pour nous signifie un appartement où faire vivre nos enfants, de quoi nous payer une bière de temps en temps, une carte de cinéma, un livre à notre aînée, une robe à la cadette…

L’HOMME. — Au lieu d’aller à la cantine, systématiquement, tous les jours, mon royaume pour un dinosaure, mon royaume pour mon garçon — passer du temps avec lui. Les yeux dans les yeux. Dans sa chambre. Pendant que je lui prépare à manger. Au lieu de se battre à la récré, contre les grands, contre sa fatigue et tous les hurlements de ses compagnons dans la cour, trop petite, qui résonne et qui fait mal à la tête. Dans la chambre, mon enfant compte les rides sous les paupières du dinosaure, dans un face-à-face avec lui-même, et avec moi… Mais maintenant c’est fini, je n’en ai plus les moyens.


L’homme installe son sac sur les épaules, et disparaît en claquant la porte de la chambre.


FEMMES

E

t payer nos impôts, en outre, qui permettent à l’Etat, par des allocations diverses, de venir en aide aux démunis. Votre credo sonne d’une insupportable arrogance. Nous espérons seulement que vous vous en rendez compte.


Silence… Le jour est tombé… L’homme revient avec sa lessive à étendre. Il tire un long cordon de part et d’autre de la chambre, en Z. Parmi ses affaires encore mouillées, en boule, un slip, une chemise, un torchon, un pantalon, des chaussettes, et des tissus qui semblent découpés dans de l’or et de l’argent, comme des festons, des guirlandes et des rubans sur un sapin, le soir d’un 24 décembre. Les lumières qu’il allume dans la chambre font des ombres dansantes sur les draps qui sèchent, étendus comme des écrans dans un théâtre chinois.


FEMMES

V

ous voyez combien nous sommes radicalement du côté de vos détracteurs et cela touche quelque chose de si profond en vous que cela laisse le sentiment qu’en parler sera inutile et qu’il vaut mieux couper les ponts. Et c’est ce que d’autres femmes ont visiblement fait avant nous.

N

ous savons que ce n’est pas le moment, après vos crises d’angoisse de la semaine dernière, de vous parler de tout cela. Mais cela nous travaille. Nous savons que nous avons raison, avec une grande certitude. Vous avez raison probablement aussi, mais dans un autre monde, un autre fonctionnement. Ce qui nous pèse c’est bien l’idée que nous avions des choses à échanger, et que cela n’a pas marché, ni pour le cinéma à partager, ni pour les moments à passer avec les enfants. Et que vous n’avez pas voulu faire marcher les choses. Et nous vous en voulons de cela. Et nous ne savons pas ce que l’on peut sauver. Vous nous le direz.

N

ous continuons de mener notre barque comme nous pouvons, dans le manque de temps et d'argent, avec nos enfants. Nous nous consacrons autant que nous pouvons à nos amis, chers et présents. Nous nous défendons des opérations de séduction qui entravent quelquefois notre route. Nous irons écouter notre groupe de musique qui joue samedi dans un théâtre du 7e. Et nous ne jouerons pas parmi eux. C'est ça aussi la contrainte du travail.


Une fois débarrassé de la corvée du linge à suspendre, l’homme dispose de toute une batterie de dinosaures en plastique, pour jouer par terre. Des hydres, des oiseaux extraordinaires, un phénix, toutes sortes de reptiles stockés dans un coin et sorti d’une caisse, varans, iguanes, grenouilles, dragons ailés, dragons serpents, des animaux aquatiques, et quantité d’allumettes qu’il sort de leurs boîtes en faisant des petits tas ici ou là. Bataille de dinosaures, derrière les draps, en ombres chinoises.


Vert.



8.

L’HOMME, LE GARÇON, LA MERE, LE MINOTAURE

L’homme rentre chargé de victuailles, dans des sacs, qu’il décharge et range où il peut. Il dresse une nappe par terre, trois couverts, et commence son repas.


L’HOMME. — Je ne devrais pas. Je ne devrais pas les attendre… Lorsque mon fils et ma fille mangent avec moi, nous faisons comme ça. Nous nous asseyons sur le tapis du salon, les uns à côté des autres. Ils se battent pour être à côté de moi, comme s’il n’y avait pas de place. Mais il n’y a personne d’autre à côté de moi ! (Il rit.) Il n’y a que leur père. Il n’y a que moi et ils sont seuls avec moi. Ils ont l’exclusivité. A la droite du père, il y a le fils. Et à sa gauche, la fille. La mère est quelque part dans le ciel, dans les cieux, évaporée, quelque part, ailleurs, loin de nous…

LE GARÇON. — Tu sais Papa, ce qui est bien au studio, c’est de pouvoir mettre les pieds sur la table.

L’HOMME. — Autant voir les choses sous un angle positif.

LE GARÇON. — C’est vrai que Papy il est plus fort que toi ?

L’HOMME. — Le fond de l’histoire, ce n’est pas mon ex et moi. Le fond de l’histoire, c’est entre le père et la fille. Moi aussi je peux porter des sacs de sable de soixante kilos… Et s’il j’y arrive pas, je m’en fous… J’ai réglé mes histoires. D’abord avec mon père. Ensuite, avec ma mère. Elle, rien, que dalle. A vingt-deux ans, j’ai vu sa mère la gifler, devant moi et une copine, en disant :

LA MERE. — Alors, c’est à cette heure-ci que tu rentres ? Tu as gêné nos amis. Tu aurais dû rentrer plus tôt. Tu n’avais pas le droit.


Long silence. Il rit.


L’HOMME. — J’aurais dû me méfier. C’est moi qui n’avait pas le droit de baiser leur fille. Chasse gardée. Le jour où nous leur avons dit que nous attendions un second enfant, ils ont réagi comme si j’avais violé leur fille.

LE MINOTAURE. — Mais, qu’est-ce que vous croyez ? Vous n’y arriverez jamais ! Etes-vous donc irresponsables tous les deux ? Qu’avez-vous fait ?

L’HOMME. —… Ben ?! on a baisé, c’est tout… Et puis nous n’avions pas l’intention d’avoir un fils unique… Alors, c’est PAS une fille que tu voulais, MAIS UN FILS ! avoue-le donc, connard ! T’es jaloux. Comme je ne me suis jamais marié avec ta fille, tu as vu ton nom inscrit sur le berceau de MON fils à sa naissance, et tu as pensé que c’était ton fils à toi. Comme si tu l’avais baisé toi-même, ta fille, hein ? C’est ça ? Sale con. Tu nous a aidé, vicieux, mais c’était pour nous avoir sous ta main. Sous ton joug et ta puissance. Et j’ai marché dans la combine. Je me suis agenouillé. Je me suis laissé faire.

LE MINOTAURE. — Je ne veux pas que tu entretiennes et conforte ma fille dans le sale !

L’HOMME. — Ta fille, je ne l’ai pas forcée. Elle a fait ce qu’elle a voulu. Ce doit être ça qui te gêne, au fond. (A la Mère) Le Minotaure est à ses pieds, il fait tout ce qu’elle veut. Et ça la rend dingue, la mère — ça la rend malade de jalousie forcément. Tu es à la botte de ton Minotaure.

LA MERE. — Prompte à morigéner ma fille, pour un oui ou pour un non, et capable de l’humilier devant un tiers.

L’HOMME. — Tu tiens à ton mec, hein ?

LA MERE. — Je suis la femme du Minotaure.

L’HOMME. — Elle tient à son Minotaure, la mère, elle ne le lâche pas !

LA MERE. — Ma fille doit être propre, ma fille doit êtres sage. Elle doit bien se tenir, la fille du Minotaure !


Elle enroule deux couvertures sur elles-mêmes, faisant d’elles deux boudins à l’effigie des enfants.


LA MERE. — Bleu pour le garçon.

LE MINOTAURE. —… Rose pour la fille.


Ils font les têtes avec une corde, serrant à chacun des bouts, en faisant des nœuds. Mais c’est à l’homme de faire ce travail, en les étouffant de ses propres mains. Comme un assassin, il étrangle ses enfants. La mère voudrait l’empêcher, mais il la repousse. Ensuite, il s’étend au milieu d’eux, immobiles, au centre du lit. L’assassin tente vainement de briser les chaînes de la dynastie entre les êtres et sa prison depuis son arrivée sur terre. Le téléphone sonne.


L’HOMME. — Il y a plusieurs versions. Pour les uns, il ne faudrait jamais que les enfants couchent dans le même lit que les parents. Pour les autres, c’est possible. Pendant l’allaitement du nouveau-né. Quand il est plus grand, s’il y a de l’orage. L’enfant a peur et il vient se blottir au creux du nid, au milieu de son père et de sa mère. Au centre du cercle. (Le téléphone sonne encore.) C’est possible, mais il ne faudrait jamais dépasser un certain seuil. Ne pas brouiller les pistes. L’espace de chacun dans la maison et dans la vie. Dans le lit matrimonial, le père et la mère. Dans leurs chambres, celui des enfants. Chacun à sa place. Il y en a pour qui ces espaces se confondent. D’abord en eux, puis au sein de la famille, et de la dynastie, franchissant la frontière des âges et des interdits, comme s’il était possible de dresser un pont, au-dessus des âges, au lieu d’une frontière. Quelqu’un, quelque part, commence, et c’est la montagne qui s’écroule. Entraînant une avalanche avec elle. Un long effritement. Un effondrement. Un désastre. Comme si, d’une génération à l’autre, c’était la même pierre qui roulait. Jusqu’à ce que quelqu’un se redresse entre eux. Les maux se tissent d’un âge à l’autre. Ne fais pas ci, tu vas tomber. C’est la langue de bois, la mauvaise foi. Ne dis pas ça, c’est mal poli. C’est l’adulte qui souffre et qui transmet sa souffrance en essayant de la partager avec sa descendance. La pierre descend la pente, à toute allure, écrasant tout sur son passage, avec colère et avec rage. (Il décroche enfin son téléphone.) Oui, je te donne le code d’entrée. Tu m’entends ? AZ-10.05


Il écoute à la porte. On entend les pas dans les escaliers. Pris de panique, il cache les deux boudins sous les draps. Il se réfugie entre ses deux enfants morts.


L’HOMME. — A la fin, quelqu’un délivre l’homme enchaîné à son rocher. Quelqu’un, forcément. J’attends cette personne. Je suis prêt. Elle va venir. Ma révolte n’apparaît plus attentatoire à l’autorité et à la Loi : c’est la réconciliation entre le Dieu et le… Titan. Je remonte la pierre. Je suis un exemple. Je suis le témoin et l’acteur de ce que j’ai vécu.


Quelqu’un frappe violemment contre la porte. Comme le veau à l’abattoir, une force le pousse à s’y résoudre. Il se lèvre pour aller ouvrir. L’ombre du Minotaure se dresse alors dans la chambre, énorme, gigantesque, terrible. Deux cornes, un énorme torse velu, le museau bovin que l’homme se prépare à embrasser. L’homme enlève sa chemise. Son dos est couvert de boutons purulents.


L’HOMME. — Viens… entre… Excite-moi sexuellement, homme mort — prends-moi.



FIN DE LA PREMIERE PARTIE

Lecture publique le samedi 14 mars 2009 à Paris, pour Philippe Adrien, Louis-Do de Lencquesaing, Stéphane Gildas et André S. Labarthe. Diffusion sur France Culture et Radio libertaire le 30 septembre et le 2 décembre 2009. Durée : 1h25. Casting : Glen Hervé, l'Homme ; Jean-Charles Dumay, le Père ; Alison Kamm, la Mère ; Carine Jaussaint, Enid ; Vanessa Aiffe, Garance ; Estelle Meyer, la Narratrice ; Bruno Henri, le Minotaure/Achille.

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