mardi 25 mai 2010

Le garçon qui écrivait trop

l'histoire du garçon qui écrivait trop

nouvelle

Nombreux étaient les femmes et les hommes qui lui disaient : « Ne dis rien, laisse faire le mystère et patiente en vivant ta vie simplement, sans t'occuper ni des femmes, ni des questions d'argent. » Mais ce garçon écrivait trop. Il ne pouvait s'en empêcher. C'était plus fort que lui. Il écrivait à n'importe qui. A des femmes de hasard dont il tombait amoureux, à ses amis, des contacts professionnels, parfois même à un amour malheureux, une ex, disaient-ils prosaïquement, dont il était encore amoureux. « Une ex…?! tu écris à tes ex, en plus ? N'importe quoi… » Et il leur répondait : « Mais, le plus important pour moi, ce n'est pas d'être marié ou divorcé avant de bien vivre ce que j’ai à vivre. Qu'est-ce que cela signifie bien vivre ce que nous avons à vivre ? Pour moi, cela signifie communiquer, dire ce que j'ai sur le cœur, demander si je veux, donner si ça m'enchante de le faire, respirer à pleins poumons, quoi… » Mais les autres, tous les autres devant lui haussaient les épaules en ricanant. Personne ne croyait à son histoire de tout raconter et de bien vivre ce qu'il avait à vivre. Manifestement, son idée coinçait. Cette idée dérangeait. Elle ne passait pas, chez personne… sauf dans la sueur et les efforts qu'il mettait à écrire, inlassablement, tous les jours. « N'importe quoi… », disaient-ils, et il songeait : « Ils comprendront. Un jour, ils me liront, leurs yeux s'ouvriront et ils comprendront, enfin… Il y aura une nouvelle femme pour me lire et me comprendre, mon fils et ma fille pour revenir vers moi comme à l'origine, des exégètes pour éplucher tous mes textes et les analyser. » Parfois, il n'y croyait plus. Il perdait espoir. Il s'endormait dans son lit pendant des jours, des nuits. Puis un matin, soudain, il reprenait goût à la vie, et il recommençait, il se remettait à écrire, avec ferveur et passion, comme au premier jour. Son histoire lui rappelait L'histoire de l'homme à la cervelle d'or d'Alphonse Daudet, et celle du Roi Midas que lui racontait sa grand-mère. Celle de l'homme à la cervelle d'or, c'était l'impression de donner de l'or et des perles aux pourceaux, puis la mort de l'homme au bout du compte, par excès de disponibilité, de générosité, et de présence, comme celle du Christ… Mais cette histoire n'était pas tout à fait en rapport avec la sienne. Elle était trop évidente, tandis que celle du roi Midas était emblématique. C'était son histoire, celle que sa grand-mère lui racontait, inlassablement, tous les soirs quand il était en vacances, avant d'aller dormir :


— Le coiffeur du roi mène une vie bien tranquille à la cour. Il est apprécié de toutes et de tous, et spécialement du roi qui aime comment il lui coupe les cheveux — le garçon, en y songeant, estimait aussi que cette histoire exprimait bien cette idée : comment couper les cheveux en quatre. Donc le coiffeur était heureux à la cour, il avait beaucoup de succès auprès des uns et des autres, mais vint un jour où il poussa sur la tête du roi… des oreilles d'âne ! Le garçon ne se souvenait plus pourquoi les oreilles avaient poussé sur la tête du roi. Il ne se souvenait que des oreilles en guise de déshonneur à taire. A daté de ce jour, le roi Midas porta un bonnet pour sortir et parader à la cour, faire du cheval, des commissions en ville, etc. Tout n'était pas perdu pour lui. Il était possible de cacher la vérité à la population. Et même à la reine de qui il exigeait l'obscurité totale lors de ses visites nocturnes, honorant ses devoirs de mari et de roi à l'affût d'une descendance… Tout allait bien, sauf avec le coiffeur qui, lui, forcément, savait. Le roi lui avait dit : « Attention coiffeur ! Si tu dévoiles un seul mot de mon secret, c'en est fini de toi. Tu auras la tête coupée. » Le coiffeur s'arrangea très bien avec la consigne. Il arrivait à la cour, il accompagnait le roi dans une salle détournée du château, et enfin le roi s'installait sur une chaise au milieu de cette salle et, lentement, il retirait le bonnet de sa tête. Et il voyait, dans les yeux du coiffeur, l'horreur de ce qu'il était devenu : un monstre humain avec deux oreilles d'âne, toutes grises et soyeuses. Le coiffeur tentait de le rassurer : « Non, Sire, elles n'ont pas grandi d'avantage. Peut-être même ont-elles rapetissé un petit peu depuis la dernière fois ? » Et il prenait un mètre pour les mesurer. Mais les oreilles ne rapetissaient aucunement et la consigne était toujours la même : « Si tu parles, coiffeur, tu es mort. » Au bout de quelques années, les rumeurs allant bon train, le secret devint de plus en plus difficile à tenir. « Pourquoi le bonheur n'est-il plus possible entre personne ? Que se passe-t-il au royaume ? se demandaient les habitants de la ville, perplexes, ignorants et démunis au fond, tout au fond d'eux-mêmes. Et cette mode de faire l'amour dans le noir, pourquoi ? » Le double langage, et les tabous, étaient apparus dans la ville entre les hommes et les femmes. Le coiffeur, légitimement, se sentait responsable de ce malheur. Se sentait-il concerné et impliqué dans la chape d'ennui qui était tombée sur eux, indirectement, à travers la monstruosité non assumée de leur dirigeant ? Il gardait le secret depuis des mois, des années mêmes… Cependant, un jour, le coiffeur se réveilla en se disant : « Il faut que je parle, ce n'est plus possible. Le monde doit savoir et moi je dois me libérer du secret et de ce poids qui n'est pas le mien, qui ne me concerne pas. » Mais comment faire sans risquer de perdre la tête ? Comment libérer sa parole sans perdre d'abord son travail de coiffeur, puis la vie ? Le garçon marcha longtemps au bord du lac qui longeait la ville. Longtemps il marcha en tournant cette phrase dans sa tête, dans tous les sens : « Le roi Midas a des oreilles d'âne — le roi Midas a des oreilles d'âne — le roi a des oreilles d'âne — etc. » Tout au bout de la ville, aux abords de la forêt, il eut une idée : « Je vais creuser un trou dans la vase. Ensuite, imagina-t-il, je cracherai mon secret dedans, puis je reboucherai le trou avec de la vase et des pierres. » Le garçon fit exactement comme il l'avait prévu : il creusa pendant une heure, prit garde qu'il n'y eût personne autour pour l'entendre, s'agenouilla au bord du trou, mit ses mains autour de sa bouche afin qu'aucun son ne se perde, puis il chuchota : « Le… roi Midas… a des oreilles… il a des oreilles d'âne… » C'était terriblement bon de le dire. Il se sentait déjà mieux… Dans la seconde, au moment où les mots passèrent le seuil de ses lèvres, son âme s'éleva, légère et libre, comme autrefois, c'était magique. Alors il répéta la phrase : « Le roi Midas a des oreilles d'âne. » C'était bon. « Le roi Midas a des oreilles d'âne, fuck ! » Il disait la phrase, puis la redisait encore, et encore, encore, il l'étirait dans tous les sens… « Le roi Midas a des oreilles d'âne. » Plus il la disait fort, cette phrase, plus il recommençait à vivre. Grâce à elle, en se tenant à elle, l’homme était enfin capable de se relever et de se tenir debout. Avec cette phrase interdite, répétée en boucle, c'était sa dignité d'homme qu'il regagnait. Le garçon-coiffeur s'emporta. Au bout d'une heure, c'étaient des hurlements de rage dans le trou vaseux près du lac : « Ce connard de roi Midas a des oreilles d'âne, fuck ! ça fait des années que je n'ai pas le droit de le dire, mais à présent je m'en fous — je l'emmerde, ce con, avec ses oreilles d'âne… Pauvre enculé avec tes oreilles d'âne, tu m'entends ?! Je ne suis plus ta chose. Je ne suis plus soumis uniquement à toi. J'existe, et la vérité existe à travers moi. Etc. » Une colonie de canards sauvages, dans son envole au crépuscule, surprit sa litanie de reproches contre le roi et la libération de sa parole qui s'épanouissait ainsi dans le jour tombant, d'abord ordurière, enfin amoureuse, lyrique, absolument libre, redonnant vie au temps des poètes, au temps de l'arbre de connaissance dans le jardin, au paradis, quand l'homme et la femme dans son ombre pouvaient tout se dire. Enfin le garçon reboucha le trou avec du sable, des pierres et de la vase. Il était sauvé. Il avait pu parler, mais personne ne l'avait entendu. Il rentra chez lui et dormit comme jamais auparavant. Le matin, il retourna à la cour et ce fut une journée magnifique. Même le roi était content : « Ah ! que je suis heureux de vous avoir, coiffeur, lui dit-il, car la vie à vos côtés est bien douce. » Le garçon souriait intérieurement : « Que n'ai-je eu cette idée plus tôt, et mon affaire sur terre eût été plus heureuse, plus clémente et plus douce… » Mais tout n'était pas perdu. Il pouvait vivre son bonheur aujourd'hui, et demain, et après-demain : il lui suffisait de creuser un trou dans la glaise pour hurler son secret dedans. Les mois se succédèrent désormais dans l'apaisement et l'harmonie retrouvée de son âme de garçon-coiffeur. Il faisait son travail, et il vivait ce qu'il avait à vivre sans ne plus ressentir les douleurs d'aucune bride contre son sein. Le drame se constitua au printemps suivant. Quelqu'un arriva à la cour en affirmant : « Hey, vous savez quoi ? Eh bien le roi Midas, sous son bonnet, a de fabuleuses oreilles d'âne… » Puis le bonhomme hurla de rire en se tapant les genoux. La blague fit le tour du royaume en un seul jour. Chacun observait le roi, en biais, pour voir s'il retirerait ou non le bonnet mou qu'il tenait depuis tant d'années vissé à son crâne… Puisque telle était la sentence, le pauvre coiffeur, qui n'avait rien compris à ce qui lui arrivait, fut immédiatement décapité. Au bord du lac où le coiffeur avait enterré son secret, les roseaux avaient poussé en masse. C'était le printemps. D'abord de jeunes pousses, puis vite de vaillants roseaux capables de se plier au vent et de résister. Dans cette région, le vent soufflait beaucoup et les roseaux se penchaient de côté pour chanter, puis revenaient, puis se penchaient encore, comme en dansant. Et le vent hurlait dans ces cheveux verts sortis de glaise : « Le roi Midas… des oreilles d'âne… les oreilles du roi — le roi Midas a des oreilles d'âne ! » — Le garçon se souvenait du corps chaud de sa grand-mère quand il dormait dans son lit, contre elle, la nuit. Dans le giron de sa grand-mère quand il s’endormait auprès d’elle, c’était la chaleur de la Créature dont il se souvenait. La chaleur de l’amour.


A l'image du garçon dans le conte, tel fut le parcours de l'homme en 2010 inondant Paris d'emails incendiaires et volubiles, de paroles de rage et de désespoir, mais d'amour aussi. La vérité était plus forte que lui. Il fallait qu'elle sorte. Il écrivait trop, mais il s'en fichait. « S'il fallait quelqu'un pour écrire la suite de L'homme qui aimait les femmes, ce serait toi, définitivement ! François Truffaut ne s'y serait pas trompé. » Le garçon tenait cette remarque d'Hector dans son bain, méditant pour lui le jour de son anniversaire, ce 22 avril, comme l'un de ses plus beau succès sous le ciel bleu de la capital éternelle des Lettres… Paris… Le garçon ferma son ordinateur, coupa l'électricité au studio, changea l'interrupteur défectueux dans la partie cuisine, sans tout faire exploser, c'était magique. Il s'apprêta à sortir. Le soleil brillait puissamment dehors en l'éblouissant. Il dépoussiéra son costume en velours, l'ajustant à son pull-over à cinq Euro qui était une relique du temps passé avec son ex en Italie, ramené d'un voyage à Milan, le dernier peut-être, avant leur rupture il y avait trois ans. Il n'avait plus un sou en poche, c'était cela la tête coupée aujourd'hui dans l'histoire du roi Midas. Plus rien, plus aucun job nulle part, telle serait la sanction. Aucune reconnaissance nulle part, ni artistique, ni professionnelle… Il était sur une liste noire, bien plus sombre que le chatoiement intérieur de la doublure de son costume. Même ses amis producteurs ne le lisaient plus, ni Laurenzo, ni Virginia, plus personne — ils ne l'écoutaient plus — plus personne… Même Rosalia à l'autre bout d'elle-même, à Grenoble, qui n'arriverait jamais à Paris pour le 21 mai. Ou du moins qui ne lui répondrait plus jamais, parce qu'il en avait trop dit, trop tôt, trop rapidement et trop vulgairement… « Pourquoi tant se presser ? » lui répétait Hector. Parce qu'à son âge Koltès était mort depuis un an ? Parce que Boris Vian était parti à 37 ans et Lermontov à 27, Emiliy Brontë à 30 ? Nerval pas loin de la cinquantaine, à 47 ? Scott Fitzgerald, qu'il aimait tant, à 44 ? « C'est mon anniversaire aujourd'hui », se dit-il avant de sortir dans ce Paris ensoleillé de son âme. Etait-ce un rêve ? « Je viens d'avoir 42 ans. Il ne me reste que 230 € en banque, et aucun crédit nulle part. Plus personne ne veut de moi, j’ai trop tiré sur la corde, j'ai trop parlé, trop écrit, trop raconté d'histoires depuis trois ans en criant : Au loup ! au loup ! — au loup… » Le loup était là. Il le regarda sortir de la maison sans savoir où il allait. « Où aller sinon Face au Paradis et à moi-même au Théâtre de Marigny ? » Le garçon avait l'impression que la femme avec qui il avait rendez-vous ce soir, au théâtre, était comme lui. Sentiment de dévastation en lui que provoquait la rudesse de la femme séparée en deux par la couleur de ses yeux minéraux, l'un vert et l'autre marron foncé. « Une forteresse remplie de larmes et de rage, se dit-il, un gentil monstre, un loup, un dinosaure qui aurait oublié de mourir et de disparaître de la surface de la terre, comme toi Rosalia et comme moi aussi, je suppose, car les âmes vivantes ont oublié de mourir. Dieu, si je t’écris ainsi Rosalia, devineras-tu ce que je recherche ? » Il se souvenait de la phrase d'une amie productrice lue seulement hier : « Je vous suis par la pensée et je sais que vous serez célèbre. Soyez patient. Bien amicalement, Yvonne. » Comment tenir jusque-là ? Après avoir finalement réuni ses meilleurs textes en recueil, Les filles du feu qu'il adorait et qui était toute sa vie, Gérard de Nerval, par une nuit froide de janvier, s'était pendu à un réverbère avec le cordon en soie dorée d'une comédienne célèbre. Ouf ! nous étions en avril, ce scénario était improbable… Le garçon avait adapté Les Filles du feu au cinéma sous la forme d'un court métrage qu'il avait envoyé, à l'époque, à Jean-Luc Godard. Lequel l'avait ensuite rappelé pour lui proposer d'être son assistant sur Allemagne Année Neuf Zéro. Toutes ces histoires tournoyaient dans sa tête en sortant de la maison. C'était le lot du garçon qui écrivait trop. S'était-il trompé de siècle ? La réponse et l'arrivée de Rosalia le 21 mai pourraient-elles lui prouver que non ? Mais tiendrait-il jusque-là ? Le garçon qui écrivait trop n'avait publié que deux nouvelles, dans une obscure revue universitaire à Lausanne, que personne ne lisait jamais, même pas sa famille ou ses amis qui pourtant vivaient là-bas en masse. Il lui faudrait tout recommencer à zéro. Tout réécrire depuis le début. La suite du scénario de Truffaut, L'homme qui aimait les femmes, II, mais pas seulement. Tout le reste aussi, tout que Fitzgerald n'avait pas eu le temps d'écrire dans The Last Tycoon resté inachevé à cause d'une crise cardiaque un 21 décembre à Los Angeles, in Hollywood… Tout ce que Koltès n'avait pas dit à cause de sa maladie contractée trop tôt, à l'orée du succès aux Amandiers… Tout, comment il s'était fait viré de son boulot parce qu'il avait osé critiquer l’argumentaire d’un film, comment les femmes et les hommes l'avaient rejeté parce qu'il avait mis à jour ce qu'il appelait, non sans grandiloquence et force panache le Complexe du Minotaure. Mais il écrivait trop, beaucoup trop haut, et trop fort en tapant sur le MacBook blanc du studio, et, tel Icare, il avait fini par se brûler les ailes au soleil de la vérité. La sienne, ou celle des autres ? Mais la vérité du soleil n'était-elle sérieusement que la sienne ? Le garçon se posait la question, tandis qu'il tombait, qu'il sortait de la maison et s'immergeait dans Paris comme dans un océan. Ce garçon n'était rien parmi la foule des parisiens anonymes. Il n'existait pas aux yeux du monde, sinon à ceux de deux enfants qu'il ne voyait que par alternance et épisodiquement, sans l'argent nécessaire à leur éducation et leur bonheur, se répétait-il inlassablement, en ramant et en buvant la tasse dans l'océan de l'Occident. Le garçon qui écrivait trop était-il si téméraire ? Icar, dans le complexe du Minotaure, était-il la clef et le chemin à suivre, ce garçon dans la légende forcément réprimandé : « Ne vas pas trop haut, fils ! » lui dit son père. Tu parles, il entendait : « Ne vole pas plus haut que moi, petit bâton merdeux et arrogant ! Tu n'as pas intérêt à me dépasser ! » Dans la tête du garçon qui écrivait trop, il ne savait pas bien pourquoi, Icare était une femme… « J'écris de la Gender fiction, se répétait-il souvent, c'est-à-dire que je me sers des faux-semblants entre les hommes et les femmes relativement aux rôles sociaux, voire même biologiques. » Soudain, il en eut le pressentiment : avec ses bottes espagnoles, là, dans la poussière du faubourg, et son air de danseuse passant d'une boutique à l'autre dans le faubourg comme une abeille, c'était elle, c'était Icare ! Elle était revenue, elle existait réellement ; Icare n'était pas morte dans l'océan, comme dans la légende : un mois plus tôt que prévu, c'était Rosalia débarquée de Grenoble. Le doute le tirailla immédiatement : « Elle est à Paris, mais elle ne me rappelle pas, pourquoi ? Je n'aurais jamais dû tant lui écrire. Est-ce vraiment elle ? Ai-je rêvé ? » Il bouffait ses ongles jusqu'aux coudes de ses bras, tant les remords le tenaillaient à présent. C'était de sa faute. « Raconte-moi des histoires » lui avait écrit Rosalia. Et il s'était enflammé. Il avait explosé. Parfois, comme une sirène, elle lui répondait à sa façon : « Eh oui, c est vrai que Lorca es merveilleaux… je ne sais pas si on peux le lire en français… tellement dificil traduire les poemes, les ciltires… barcelone es chouette, bruillante et sale, mais plein d amies et des petites surprises, et toi, la lutte cotidianne, elle te laise de repit ? bisou » Le téléphone du garçon qui écrivait trop sonna soudain dans la poche de son costume en velours de peintre montmartrois décalé. C'était bien elle, c'était Rosalia : « Salut, Jom, qu'est-ce que tu fais ? Moi, je suis in Belleville. Pas loin. Tu es chez toi ? » Son accent espagnol était un baume. Le miel tiré de la ruche, la même, qui leur avait servi pour la cire de leurs ailes. Le garçon s'imagina, le plus sérieusement du monde, aussitôt tirer un film de son histoire pour un producteur, amateur de Truffaut, qui venait de lui écrire : « Merci Jom. Vos textes sont fort énigmatiques, et séduisants… Je vous tiens au courant la semaine prochaine. N'hésitez pas à me contacter au bureau si j'oublie de me manifester. Cordialement, Nelson. » Le titre ? Le garçon qui écrivait trop. C’était ça l’idée. Ce producteur-là comprendrait-il enfin ? Une comédie, la suite de L'homme qui aimait les femmes, mais à une époque post-féministe. Et c'est un putain de film de Gender fiction, merdre, quand est-ce qu'ils comprendront à la fin, tous ces cons qui lui conseillent d'arrêter d'écrire ? « I fuck them all ! » se dit-il encore, avant d'embrasser Rosalia en entendant « Je t'aime » dans sa tête. Les voitures descendaient vers la République dans ce qui était la dernière rue pavée de Paris, la Rue du Faubourg du Temple, en sautillant tranquillement, comme dans les films de la Nouvelle Vague de Truffaut et de Godard. Le lendemain soir, il écrivit son histoire sur Internet, à une autre époque, et personne ne lui répondit, comme d'habitude. Mais il s'en fichait. Car il y avait Rosalia désormais, une poète comme lui, qui aimait les enfants et la fantaisie de l'existence bien plus, beaucoup plus que tout l'or du monde. Pendant ce temps, dans les grandes banques du monde entier, les décideurs comptaient leurs sous en silence, en geignant lamentablement, parce qu'ils avaient oublié de vivre et que, depuis un éternité, ne sachant plus comment en jouir, ni leurs enfants, ni leurs conjoints, ni leurs amants et leurs maîtresses, ni leurs amis, ne comptaient plus sérieusement avec eux.


En Islande ce printemps-là, l’Eyjaföll, le volcan sous la montagne givrée, avait craché son feu et sa poussière sur le monde, empêchant tous les avions de s’envoler. Cela durait depuis une semaine. C'était le moment du nœud gordien, encore une fois. Demeurer, ou repartir. Il était juste seize heure trente-neuf. La minute suivante, il le savait, il serait trop tard. Il meurt lentement celui qui ne change pas de cap lorsqu’il est malheureux au travail ou en amour, celui qui ne prend pas de risque pour réaliser ses rêves, celui qui, pas une seule fois dans sa vie, n’a fui les conseils sensés — Muere lentamente… Comme sortis d’une Barcelone bruyante et sale, pleine d’amies et de surprises, entendant les voix de Rosalia et de Neruda derrière lui, Muere lentamente quien no viaja, quien no lee, quien no oye músicaIl meurt lentement celui qui devient esclave de l’habitude, refaisant tous les jours les mêmes chemins, celui qui ne change jamais de repère, ne se risque jamais à changer la couleur de ses vêtements… —, d’un geste sûr, au tranchant de l’épée d’Alexandre, il cliqua sur le bouton Envoyer de sa boîte mail. Vis maintenant ! Risque-toi aujourd’hui ! Agis tout de suite ! Ne te laisse pas mourir lentement ! No te impidas ser feliz !

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