mardi 18 mai 2010

Lettres à Mathilde

des écailles sur une peau de Dinosaure

lettres à Mathilde

correspondance générale

p. 324, tome XXVIII


1

J’ai essayé de dessiner les choses aussi naïvement que possible, exactement comme je les voyais. […] Ma vie, et peut-être la tienne également, après tout, ajoute Vincent, n’est plus ensoleillée comme en ce temps-là ; je ne voudrais pourtant pas retourner sur mes pas précisément parce que je vois poindre quelque chose de précieux au sein de la peine et de l’adversité : la faculté d’exprimer cette sensibilité.


2

Vous connaissez mon parcours ; vous avez une idée de mon personnage plutôt précise, puisque nous avons travaillé ensemble. Depuis quelques années, vous savez que j’ai pris mon rôle de Père très au sérieux, très à cœur. Ce qui m’a de facto tenu éloigné de vous, du cinéma, et de ma carrière, comme on dit. Les femmes d’aujourd’hui pensent en ces termes. Peut-être même un peu plus que les hommes. Les enfants seraient un frein à la carrière. Au détriment de mes efforts en tous cas, Sandrine n’est pas loin de le penser : selon elle, j’aurais mieux fait de passer l’éponge depuis longtemps, et de sauter une case en avant. Le genre de réflexion qui me dessert sur toute la longueur, vous le comprendrez, et me place dans une situation délicate : si je ne gagne pas un sous, que mon couple bat de l’aile, et qu’il est de plus en plus difficile de trouver un consensus au jour le jour, quel moyen ai-je de rétablir la barre pour sauver ma peau ?

Dans les romans de Kennedy, c’est alors qu’il donne son coup de patte, sa marque de fabrique d’un livre à l’autre, en opérant le fameux retournement spectaculaire : revers de fortune à gogo (Rien ne va plus), accident, meurtre (L’Homme qui voulait vivre sa vie).

Le décor dans lequel je baigne, le romantisme très parisien de Belleville, son art de vivre, ses artistes, avec les conflits nombreux de mon couple, les vexations pour un rien et les reproches qui me tombent dessus dans la foulée, une pagaille de boîtes de haricots, de pots de yoghourt, de petits-suisses, de cuillères en bois et d’assiettes qui m’explosent à la figure, tous ces paramètres auraient dû mener mon roman à toute bringue, comme dans Un homme, un vrai, des frères Larrieux qui vivent rue de la Bidassoa ou rue Sorbier, quelque part près du square sans nom qui marquait autrefois, sur le parcours de l’ancienne petite couronne, un arrêt à deux pas de chez nous. Maintenant il y a du sable et un toboggan, une moto et une coccinelle sur des ressorts, à la place de la vieille station fantôme. Le train s’est arrêté, il ne roule plus, il s’est enlisé dans le sable. Les rails sont encore là, mais c’est tout. Et mon roman avance lentement donc, très lentement, et péniblement, car ce genre de vie n’est pas une sinécure, vous serez la première à l’admettre. Ce n’est pas la locomotive qui ne fonctionnait plus, c’est le conducteur qui a été forcé de quitter la cabine. Dans les mois à venir, j’aurai peu d’espoir de décrocher quelque chose du côté de l’écriture, malgré les exhortations de mes amis poètes.


3

Ce que j’accomplis est-il à consigner ailleurs que dans un cv, invisible pour ceux qui n’y sont pas sensibles, à commencer par vous et Aubray ?

Suis-je de mon époque ?

Les visages mobiles de mes enfants, comme des étoiles filantes, impossibles à bien voir, l’épanouissement de Thewald, d’Olympia, leurs sollicitudes et leur effervescence tous les jours de la semaine sont néanmoins des jalons. Ils me confirment que je suis sur la bonne route. Le travail accompli quotidiennement au studio, le rendement rétabli bon gré mal gré à 1500 mots par séance, à la hauteur des beaux jours entre 1999 et 2001, est encore une preuve d’avancement et d’encouragement, comme dans mes années avec vous quand Pierre William Glenn, le chef op’ de Truffaut sur La Nuit américaine, me disait :

« J’ai donné votre script, Ensuite elle est allée prendre un bain, très drôle, très bien vu, à des amis dans le théâtre… je ne sais pas ce que ça peut donner, mais en tous cas, je ne me fais aucun souci pour vous. Cette année, ce sera votre année. »

Nous étions en l’an 2000… six ou sept ans plus tard, mon congé parental prend fin dans quelques mois, aux trois ans révolus d’Olympia et avant son entrée en maternelle en septembre 2007. Je tiendrai le coup jusque-là.

— Comment donc, Stanislas ? Vous ? encore dans l’enfance, et déjà père ?!

C’est votre réaction, il y a cinq ans, quand je vous ai annoncé que je serais bientôt père. Cette expérience s’est déposée sur mon idéal de cinéma, comme la neige à la cime des montagnes ; je veux dire par-là que c’était la fin d’un cycle, le début d’une autre saison, quelque chose d’aussi raffiné que les statues de glace dans ma nouvelle préférée de Scott Fitzgerald, The Ice Palace. Aussi fragile, qui redessinait le paysage sous une masse compacte de jours. Cette période devenait étincelante comme de la neige. C’est l’image que j’ai de mon père : ses cheveux ont blanchi. Par une belle nuit d’hiver ses épaules se sont légèrement affaissées, comme un bel arbre ployant sous l’épaisse couche neigeuse dont je parle pour évoquer mon expérience de la paternité. Ses moustaches, en forme de sapin, m’y font penser : il se tient là, immobile, sous la neige. Il y a cinq ans, c’était son nouveau visage que je contemplais lorsque je suis devenu père à mon tour. Presque plus beau que le précédent, malgré son âge. Plus émouvant en tous cas, plus en retrait. Plus calme surtout. Quand j’avais quinze ou vingt ans, après son divorce, je le trouvais insupportable, je n’arrêtais pas de le critiquer, je faisais un portrait haïssable de cet homme, mais maintenant c’est fini. Depuis une dizaine d’années, depuis que j’ai de meilleurs rapports avec lui, je le lui dis aussi souvent que possible. Ce soir-là sur les hauts de Lausanne, d’où l’on voit admirablement les Alpes françaises, je l’ai serré dans mes bras en sortant de la clinique, pour lui dire que je l’aimais. Je l’ai chuchoté à son oreille. Mon fils était né en octobre, en fin de journée, et la nuit était tombée. Les lumières d’Evian brillaient à l’horizon, au-dessus du lac où elles se miraient et faisaient comme un diadème. Ma belle-mère, qui était à ses côtés, me félicita parce qu’on pouvait le dire, bravo ! je savais comment le faire pleurer. C’était la première fois qu’elle le voyait dans cet état.

Mon père est plutôt du genre bel homme, alors dans cet état éploré il devait avoir quelque chose du Clint Eastwood de La route de Madison. Pas physiquement, car c’est moi qui ai hérité de la maigreur de Clint. Mais dans le personnage, le type qui revient de loin, qui fait un peu de photo, super sensible. D’après Sandrine, nous avons tous les deux ce type de visage, Clint et moi, tout en os, que je tiens de ma mère, à qui je ressemble. La même plantation de cheveux en golf, le nez pareil. Mon père et moi, on était sur le même plan ce soir-là : l’un et l’autre on avait des airs de Clint Eastwood. De beaux restes en communs, j’en fais le souhait, pour nous qui n’avions jamais été si proches.


4

Comment regagner votre confiance, après tout ce temps, comme j’en fait le récit avec mon père ? Ai-je absolument tout perdu ?

Quand je suis sorti du bureau et que je suis arrivé dehors sur le trottoir, sous la plaque qui nous parle de Gertrude Stein et de Alice B. Toklas, cela m’a évoqué encore une fois le passage de Scott Fitzgerald, Hemingway, Picasso, et tous les autres. Comme il pleuvait, l’eau me venait dans les yeux en levant la tête vers elle pour lire l’inscription gravée dans le marbre. Je n’avais pas l’impression de rompre avec vous, malgré Alain de Roban, le très jeune cousin d’Aubray, qui m’assurait :

— Ah ! aah ! attention ! si tu pars, Mact Productions, c’est fini pour toi, bye-bye ! mon petit gars… Mathilde et Aubray, c’est comme ça, ils sont très famille. Je te préviens : si tu quittes le bureau, Ciao bella !

Dans les mois qui ont suivi mon départ, Alain, en effet, n’a jamais répondu à mes coups de fil. J’avais beau laisser des messages sur son répondeur, ce n’était que l’écho de ma propre voix dans le vide que j’entendais, perdue sur les ondes. La solidarité de génération était vaincue, car il faisait le mort désormais, s’incluant dans sa vision purement élitiste d’un monde où nous ne faisions pas partie du même clan. Inversement à l’opération du Saint-Esprit le dimanche, la mise en garde d’un membre de la famille, amicale au départ, s’était transmuée en une fin de non recevoir, ferme et résolue. Mais pourquoi faire tant de mystère, tant de chichi, pour du vin qui tourne simplement au vinaigre ? Avec vous, j’ai eu l’impression que c’était différent. Vous m’avez dit de passer vous voir avec Thewald. Je suis venu quand il ne marchait pas encore, il avait moins d’une douzaine de mois, et vous lui avez dit de ne pas mettre ses doigts à la bouche, je m’en souviens. Puis notre collaboration s’est poursuivie, comme elle avait commencé, avec des scénarios à lire. Ce qui devint le lien essentiel entre nous : l’intérêt d’une histoire, sa structure, ses avantages et ses faiblesses, sa faisabilité d’un point de vue économique et artistique, que nous partagions. Ce qui n’était pas pour me déplaire. Avant de faire votre connaissance, je rêvais de rencontrer un producteur pour nouer une relation sur le long terme avec lui. Le seul moyen de donner à un échange une profondeur qui dépasse le niveau, disons, de la pataugeoire. Et tant que le succès ne viendrait pas cimenter cette relation, ou la briser, rien ne serait jamais acquis. Une relation sur le long terme, si l’on ne s’y perd pas, recèle une tension impossible à trouver ailleurs, quand le niveau moyen, le plus fréquent, n’est un usage que de circonstance, que rien ne fonde vraiment. C’est le contrôleur qui tend le billet poinçonné au voyageur ; les fades remerciements à la fin d’une affaire qui roule, sans embûches ; la disponibilité d’un soir qui ne coûte, au bas mot, qu’une paire de draps propres et puis c’est fini. Chaque fois qu’il ne nous est pas demandé de tourner la tête derrière nous, sur nous-mêmes et sur les autres, chaque fois la vie est une défaite. Notre indifférence participe à un processus de démolition, comme la façade d’un immeuble qui tombe en lambeau — l’idée fameuse de Scott, dont je veux nuancer la noirceur.


5

Je me souviens de la question d’Aubray, un jour. Je n’étais pas assis là depuis longtemps, rue de Fleurus, c’était vous qui m’y aviez installé, sans lui en parler, et je débouchais dans son champ de vision comme par hasard. Il revenait d’un déjeuner et, tournant la tête vers la fenêtre en arrivant, vers la lumière derrière mon bureau bouche-trou, il devait se demander qui j’étais. J’ai senti ses yeux d’aigle, sans en avoir l’air, tandis qu’il ôtait son imperméable, qui tentaient de me percer. Après quelques banalités, il en est venu au fait :

— Et… et vous, jeune homme, comment envisagez-vous votre carrière ? Quel est votre point fort, selon vous ?

Comme certains enfants avant de pouvoir donner le meilleur d’eux-mêmes, j’aurais eu besoin de me sentir en confiance. Au lieu de quoi ce fut une bouffée d’angoisse qui fusa. Je soulevai mes mains du clavier et arrêtai de travailler sur l’ordinateur. Je ne suis pas un chasseur, mais un pêcheur, et ma réponse l’a certainement déçu. J’ai joué l’effronterie, sous la panique, le genre Je suis le seul à le penser pour l’instant, mais c’est dans la mise en scène que je suis le meilleur. Pas vraiment le gars dans ses baskets, hein ? Comment blâmer Aubray de Clamont-Torrent, le producteur du Dernier RER, de Ciné Paradis, d’avoir tourné les talons pour rejoindre son bureau au fond du petit couloir ? C’était ce qu’il y avait de mieux à faire, en effet. Certain jour, en voyant mon reflet dans la glace le matin, l’envie me prend de faire pareil. Ma réponse me resta en travers de la gorge. C’était trop tard, je l’avais lancée, Aubray était parti. Entre l’homme de cinéma, de pouvoir, l’homme public, et moi-même, votre serviteur, entre l’homme respectable et le timide, l’idéaliste, l’adolescent échevelé dont les films de l’âge d’or ont irrémédiablement brûlé l’âme, la rétine, au point de me rendre inadapté dans la vie de tous les jours, les démonstrations de virilité et d’autonomie — l’autonomie, à mon avis, est une idée fausse, un leurre, j’y reviendrai. La routine que procure l’argent me jetant dans des affres de perplexité, entre nous donc, que reconnaître ?

« Aubray de Clamont-Torrent […] était venu de Paris. Paul et moi l’avions rencontré à propos d’un autre projet, dans son très grand appartement, dans un hôtel particulier du seizième arrondissement. On avait passé avec lui à peu près une heure, durant laquelle il ne nous avait même pas offert un verre d’eau. Je lui dis à quel point j’étais heureux de le revoir. » Quand Frederic Raphael en parle très mal dans ses mémoires, Deux ans avec Kubrick, pour autant ce n’est pas une raison de ne pas apprécier Aubray à sa juste valeur. L’exercice du pouvoir peut devenir une sale manie. Une arme qui se retourne contre soi, si l’on n’y prend garde, parce que personne n’est épargné dans l’exercice du pouvoir. Je le dis pour Frederic, pour vous, pour Aubray, ou pour moi, car sous une forme ou une autre, insidieusement corrosif, incognito, le pouvoir peut distiller son poison absolument partout, comme une fuite d’eau dans un mur, qui finit toujours par trouver son chemin en provoquant d’énormes dégâts si rien n’est fait en temps et en heure pour y remédier.

L’apparition d’Aubray sous la plume de Raphael m’a toujours semblée hors de propos. On ne comprend pas pourquoi l’auteur en parle soudain, à une certaine page de l’édition française bourrée de coquilles, sortie juste à la mort du Maître, dans la précipitation, comme font les charognards. Une fois j’ai vu la photocopie que je vous avais envoyée, un jour, de la fameuse page, traîner sur son bureau. L’occasion m’était offerte de l’interroger. Il a simplement haussé les épaules, et nous n’en avons plus parlé. Que s’est-il passé exactement dans l’âme écorchée de Frederic Raphael pour que le souvenir de leur rencontre fasse un tel bruit de cloche dans sa tête et apparaisse, de façon incongrue, dans un livre sur un tout autre sujet ? Quelle est la responsabilité d’Aubray ?! que se sont-ils dit en vérité ? Face aux propos venimeux du livre, la réaction de votre mari, en semblant les ignorer, paraît la plus judicieuse et la plus sage. Pourtant, ce vide entre eux me blesse. Il me laisse un goût désagréable. Je sais que dans le cinéma les langues sont fourchues à 99%, mais je connais aussi les faiblesses d’Aubray, son côté superficiel qui lui permit d’organiser un repas d’affaire avec moi pour parler de Si mon Père est à New York que j’avais écris en hommage à votre fille de dix-sept ans, qui allait passer son baccalauréat, puis plus rien ensuite, ni pour ce projet de film, ni pour moi.

Mais j’aimais imaginer Aubray avec votre garçon, pendant leur stage de tennis à la campagne, organiser chaque soir en réduction après le travail de célèbres batailles napoléoniennes, avec quantités de boîtes de soldats éventrées sur la moquette de leur chambre d’hôtel. Qui les ravissaient tous les deux pendant des heures, j’en étais sûr. Cette longue semaine, Thierry ne l’oublierait jamais.

C’est le mélange d’innocence et de grandeur, que je voudrais toujours avoir en tête.


6

Retournez-vous sur ces années, et dites-moi ce qui est arrivé. N’y a-t-il pas une fibre commune, quelque chose, entre nous ? Non, vraiment,… rien ?? Mon dieu ! ces trois mots agissant sur moi comme un filtre, de quelle sorte d’hallucination ai-je donc été victime rue de Fleurus ?

Qu’est devenu ce passage, ce chemin de traverse, qui nous a mis en relation, un beau jour face à face, au hasard d’une clairière dans la forêt ? Le silence, l’élan majestueux dans un instant figé, la brise dans les frondaisons à peine froissées, la lumière magique alors… j’allais dire comme dans les Trois contes de Flaubert, celui où St-Julien, qui est chasseur, croise un cerf, lequel lui prédit qu’il tuera son père et sa mère. Ceci de Michel Houellebecq, est la flèche qui embrasa mon flanc il y deux semaines :

« […] Les éditeurs confient la lecture des manuscrits arrivés par la poste à n’importe qui. C’est un travail bas de gamme dans les maisons d’édition, alors qu’il devrait être confié à la personne la plus qualifiée. Il est tout à fait possible à l’heure actuelle que de grands textes restent ignorés. »

Comme Hemingway le mentionne dans Paris est une fête, Gertrude Stein ne recevait que les gens importants, lui, Scott, et tous les autres. Sa compagne, Alice Toklas, s’occupait des épouses, Hadley, Zelda, qui n’étaient que tolérées, précise-t-il. Femme de, relégué aux cuisines, ou personnage de premier plan ? Suis-je classé, au n° 27 de la rue de Fleurus, dans la catégorie haut ou bas de gamme ??


7

Le mercredi normalement, Thewald allait au centre d’activité. Pendant un an et demi, il y est allé sans difficulté. Puis il n’a plus voulu rester à la cantine, et les après-midi ont sauté. J’ai vu la différence quand je le retirai du centre. Il est devenu plus calme. D’habitude, après les longues heures de garnison là-bas, je le récupérais en sortant remonté à bloc, tel un guerrier, sur des ressorts. Je ne remets pas en doute le fonctionnement et l’intégrité des personnes qui s’occupent là-bas des enfants. Je veux parler du degré d’investissement des parents eux-mêmes, du temps de présence qu’ils sont prêts à payer de leur propre sueur. De l’imagination indispensable, des doses massives de créativité, d’inventivité, et de patience, dont il faut se prémunir, comme l’amateur de hors piste en hautes montagnes, au paquetage bien garni. Oui, avoir des enfants et s’occuper est bien une espèce de sport de l’extrême.

Ce matin-là, au studio, ce n’était pas comme d’habitude. Je n’étais plus seul, Thewald m’accompagnait. Nous étions descendus avec mon manuscrit sous le bras, et un sac de livres imagés, un Pachycephalosaurus, dans des teintes vertes, un Plateosaurus, dans les oranges, trois avions et des petites voitures — plus de Majorettes que de Siku, je le savais parce que ces dernières sont plus grosses et plus volumineuses, j’en avais éliminé tout à l’heure en révisant la sélection de mon fils qui s’était préparé à venir. Il jouait à présent avec les câbles de l’ordinateur, je voyais sa tête blonde derrière le bureau, pendant que je corrigeais mon texte. Le caractère exceptionnel de notre emploi du temps avait des vertus : il était sage, extraordinairement sage, et je pouvais travailler tranquillement, du moins assez pour finir ce que je m’étais fixé. Il savait très bien où était son intérêt. Il se devait d’observer une certaine retenue, s’il tenait à rester. Libéré de l’ordinaire, son plaisir illuminait la pièce et me payait largement en retour. Ce n’était pas en vain que je m’efforçais de passer du temps avec lui, le plus possible. C’est ma réponse à la question du Père : ma présence et l’attention que je lui donne, que je ne tenais pas à économiser ce jour-là, ni aucun autre jour de ma vie.

Vers 11h00, j’étais libéré de mon obligation d’aller le rechercher au centre, comme c’était le cas normalement. Je n’y avais pas pensé au départ, mais mon nouvel arrangement me fit gagner une heure au studio. Quelques pages en plus à mon programme, que j’appréciai à leur juste valeur.

Au moment de partir, Thewald enfila dans sa poche la feuille tapée à la machine, le fruit de sa matinée à lui. Il venait de la plier, très soigneusement. Plusieurs fois auparavant, il m’avait demandé de la lui lire. AABCFASFkjvlkkkkkizzzzsjdélfkj !!! — Comme devant le gag à répétition du cinéma burlesque, Laurel et Hardy par exemple, que nous admirons à Bercy dans la nouvelle cinémathèque, à chaque fois cela provoqua son hilarité. Une cassette de Tex Avery dans sa totalité, non plus, n’aurait pas fait mieux.

Comment Vivre heureux était une question que je me posais autrefois. Comment Vivre heureux à Belleville est une question que je ne me pose plus. Je prends ce qui vient.

L’après-midi, tandis que Thewald jouait dans sa chambre, Olympia frétillait dans le lit matrimoniale où il lui fut permis de faire la sieste, pendant que je lisais Ourson et les Chasseurs, puis Ourson va à la ville, Pekka et la sucette volée, et l’histoire de Alors, alors ?, dans cet ordre, évidemment à haute voix. Une fois cette zone franchie, la préparation du biberon devenait le monde du silence, la frontière à ne pas dépasser, ils le savaient très bien tous les deux. Olympia formulait alors trois souhaits, trois coups frappés à la porte du sommeil :

— La sucette !… L’aut’e !… Le Sinze de O-lym-pia !

Ses frais petits pieds contre mes cuisses, nous nous blottissions sous les draps. Ses paupières sont lourdes, ses yeux se ferment. Repos d’une ou deux heures pour elle — quinze minutes pour moi, bien méritées…

Nous formons tous les trois, Theo, Pia, et moi, une espèce d’Araignée géante, six bras, six jambes, six yeux ! Hermaphrodite comme un escargot — é-ca-go ! le premier mot d’Olympia. Elle avance lentement, lentement — c’est l’image qui me vient pour leur dire, à travers les âges, combien nous sommes solidaires —, lançant une patte après l’autre très loin en avant. Elles se croisent, se touchent, s’agrippent habilement aux anfractuosités du terrain. Nous nous collons aux jours, sur les traces de cette énorme araignée. Je ne fais pas le compte des deux jambes et des bras manquants, leur mère n’est pas là. Quoiqu’il advienne, nous tissons notre toile.


8

Notre collaboration n’est pas finie, j’ose l’espérer, sinon nous n’en serions pas au tome 28 de notre volumineuse correspondance, n’est-ce pas, qui me fait penser aux Lettres à Théo où Vincent Van Gogh ne cesse de réclamer les 150 Francs mensuels nécessaires à son activité de peintre apprenti, comme il se définit à trente ans. Il les mendie, inlassablement, en se justifiant de mille façons touchantes. J’aurais bâché depuis longtemps, si je ne le pensais pas : notre histoire n’est pas finie. En relisant ses lettres et les démêlant pour m’en inspirer, j’aime vivre en compagnie de Vincent, comme j’aime l’idée de vous écrire pour reprendre le fil de notre relation et mieux découvrir ce qu’il y avait en vous, en moi, dans ce lien.

Vos messages se font rares, je me console avec vos films. Ceux de Emmanuel Green m’ont emballé, c’est un fait. Combien étions-nous à vous suggérer de produire Le Monde n’est pas mort ? Je me souviens de l’impact critique du film, dans Libé, très impressionnant. C’est hélas avec lui que notre collaboration prit fin. Mr. Green, j’en suis persuadé, aurait aimé le court-métrage que j’ai réalisé en 1989, Aux Filles du Feu de Gérard de Nerval, très proche stylistiquement de ce que vous avez produit, derrière les Straub, Rohmer, Bresson, Eustache. Ce film avec Sarah Chaumette, elle-même fille de…, du moins, plut-il à Godard quand je le lui montrai. Vous avais-je dit que je devais être l’assistant du Maître sur Allemagne année 90 ? C’était sans compter Romain Goupil, Monsieur Renard en personne, qui exécutait les commissions du Maître et qui, lâchement, biffa mon nom sur la liste des trucs à ne pas oublier dans les bureaux de Périphéria, à Paris, quand Maître reviendrait justement de New York, où il irait présenter Nouvelle Vague. Cela, je le tenais de Godard lui-même quand il avait composé mon numéro de téléphone pour me dire qu’il avait vu mon court-métrage. Il le trouvait intéressant :

— Oui, il y a des choses à en dire, peut-être, fit Jean-Luc Godard de sa voix reconnaissable entre toutes.

Plus volubile que de coutume toutefois, plus enjôleuse. Sur le papier, je ne peux pas imiter son accent suisse, mais à l’époque, j’étais capable de vous rejouer la scène du téléphone à quiconque voulait bien l’entendre et autant de fois qu’on me le demanderait, car à 21, ou 22 ans, j’avais le même âge que Papa Hem dans Paris est une fête, et la vie ne faisait que commencer.

J’aime le plan silencieux de Green, dans son film, sur son producteur parmi la foule au théâtre, comme le visage du mécène dans un tableau. Le spécialiste le distingue parmi les autres visages, mais ici, le portrait de Mathilde ne révèle rien d’autre. Impossible de savoir à quoi vous pensez… Si, quelque chose, peut-être : de la sévérité. Entre Plus de Gasoil, le truc sans nom que vous veniez de produire quand j’arrivai chez Mact Productions, vaguement racheté par la musique d’Elvis Costello, et Viaduc-des-Arts, le second film de Green dans votre maison, sans commune mesure l’un avec l’autre pour quiconque les a vus tous les deux, la différence est inouie.

Inexplicable…

Qui est à l’origine de ces deux projets ? La même personne ? Est-ce vous, Mathilde ?

J’ai vu les deux étapes dans l’ordre, le film écrit de Emmanuel Green, puis sa réalisation. Je suis à même de voir la différence qu’il y a entre elles. L’humour, très présent sur le papier, est perdu à l’image. Suis-je dans le faux en affirmant que Emmanuel Green, que vous connaissez, est quelqu’un de très drôle ? Lui avez-vous jamais suggéré mon idée, sur la fiche de lecture, de faire jouer le film par des enfants de moins de 12 ans, comme dans le Bugsy Malone de Alan Parker ? Vous m’avez demandé deux fiches de lecture pour ce projet de 57 pages que, quoiqu’on en pense, je vous conseillais de lire. Vous étiez très fâchée contre moi, n’est-ce pas, et vous avez exigé un résumé que, étant donné la brièveté du scénario, je n’avais délibérément pas rédigé dans la première version de mes notes. Souvenez-vous de ma remarque principale : « L’intérêt du projet réside essentiellement dans la poésie qui s’en dégage. » Elle aurait heurter les oreilles de n’importe quel autre producteur de cinéma. Pas vous. Vous m’avez suivi et volé Mr. Green à son premier producteur, vous vous êtes engagée sur le second film, et avez encore misé sur le troisième.

Nous étions d’accord, et je ne le savais même pas, c’est dommage… Au fond, qui êtes-vous réellement ? Quelle était cette personne à qui je m’adressais ? Cette autre, à présent ? L’une d’elles est timide, hésitante, quand l’autre est autoritaire. Vous les cachiez derrière vos longs cheveux, Mathilde, vos deux visages. Dois-je écrire votre nom de jeune fille, dans un secret lunaire, ou celui d’Aubray, sous le signe du feu et du soleil ? Au nom de qui, et de quoi, aviez-vous peur ?


9

Le samedi matin, nous avions l’habitude de nous rendre au Jardin des Eléphants de M. et Mme Lalanne. Un couple de sculpteurs dont la pièce maîtresse, la plus célèbre, s’intitule L’Homme à la tête de choux. Thewald et moi, nous baptisâmes l’endroit Jardins des enfants des Halles. Il y avait une vingtaine d’années, au cœur d’un gigantesque parallélogramme dans le premier arrondissement, qui était un hymne à la consommation, une ode à l’argent enfoui sous les décombres, un mausolée à la gloire de l’Occident et de la démocratie, les Lalanne imaginèrent un jardin d’aventures exclusivement dédié aux enfants. Dans ce lieu qu’on appelait autrefois Le ventre de Paris, peuplé de spectres et passablement défiguré du point de vue de l’urbanisme contemporain, une véritable réserve d’oxygène, une montagne à escalader, un serpent dans lequel on entrait par la bouche, à traverser de fond en comble, des massifs de fleurs, une île déserte la nuit venue par les loups fréquentée, des arbres, une piscine à boules, une forêt de bambous habitée par un renard, une cascade avec un pont de cordages…

— Entrée, quarante Cent ! Messieurs, Mesdames, applaudissez !

Puis c’est carrément devenu gratis.

Thewald adorait cet endroit…

St-Eustache, à deux pas, était son église préférée, ce qui n’empêchait pas à l’édifice, d’après moi, de se maintenir comme au bord du précipice, dans un équilibre précaire, depuis la destruction des anciennes Halles en 1971. Quand j’ai prévenu mon fils qu’il était question de modifier radicalement cet endroit, sa réaction fut immédiate, prévisible :

— Oh ! non, non, Papa… pourquoi ?

Il gesticulait dans sa poussette, se tordait, en essayant de gagner un peu d’espoir dans mon regard, par dessus son épaule.

— Pour… faire une terrasse de café, ai-je balbutié, honteux, en baissant les yeux.

— Mais Papaaa ?… maaais pourquoi ???

Sa voix monta, tragiquement, dans les aigus. Etranglée par l’angoisse. J’aurais pu lui dire qu’il y en avait déjà mille, alors que son jardin, lui, était unique. Que j’étais d’accord avec lui. J’aurais pu m’emporter, comme lui. Mais à quoi bon le tourmenter d’avantage ? Entre La Marguerite et le Bulldozer, dans toutes les guerres perdues d’avance, les mots n’ont pas droit de cité. Sauf sous forme de prière, pour tenir le coup, et se reconstruire justement. Aussitôt à bout d’argument, sans essayer de rattraper ses rêves au quatre vents, nez à terre, je ramassai les morceaux de sa conscience brisée. Evacuer sa panique, embrayer en affirmant que M. Delanoë, le Roi de Paris, réfléchirait certainement avant de prendre une telle décision, à laquelle le bonheur de Thewald était suspendu, comme un Post-it qui n’a plus aucune raison d’être, inutile, superflu. Afin de tenter une explication de la fonction municipale au gosse de quatre ans, devant moi, l’air désemparé, je ne trouvai rien de mieux que cette métaphore, celle du Roi agissant selon son bon plaisir. Mais dans l’espoir de sauver sa tête, c’était un avantage, il n’y aurait qu’une seule personne à convaincre :

— Je lui écrirai et le ferai changer d’avis, Thewald, c’est promis !

Puis je passai la pommade…

— Garde ta confiance intacte, conseillai-je à mon fils.

L’idée étant de se battre plutôt que de s’inquiéter et d’abandonner toute chose par avance. C’était encore possible et j’y croyais avec tous les autres, parents, enfants en nombre aux manifestations de soutien, comme au premier jour. Dès les premières menaces de fermeture qui pesèrent sur notre univers, je me sentis solidaire de M. et Mme Lalanne, les yeux rouges en y participant, qui ne s’attendaient pas à voir tant de monde derrière eux.

— Des fois, la nuit, tu m’appelles parce que tu as peur de mourir ?

— Oui… quand on est vieux, on meurt, mais moi je ne veux pas !!… booouh ! Papaaa !

— Attends, Thewald, calme-toi… qu’est-ce que je dis, d’habitude ?

— Quoi Papa ?

— Comment je fais pour te rassurer ?

— Tu… me fais des câlins… c’est ça ?

Ce n’est pas encore le moment de penser à la mort — c’est ce que je dis —, pas à cinq ans… Surtout pas si c’est pour t’effrayer d’une chose que tu ne connais pas encore, et que tu redoutes beaucoup

Encore la pommade, mais ça marchait, je le dis sans ironie. Un jour pourtant, cela devait bien finir par se produire, nous trouvâmes portes closes en arrivant devant les grilles du notre paradis du week-end, lourdement cadenassées, avec un mot sommaire dessus nous indiquant que la situation n’était que provisoire. Telle est la différence entre les pommades antiseptiques, de toutes sortes, que j’emploie volontiers en grande quantité, et qui soignent, et le mensonge dont les fins partisanes, intéressées, tronquent astucieusement la réalité. Je l’évite comme la peste, c’est mon ambition et la bouée de l’homme du commun, dans la balance avec l’esprit de malice à disposition en face.

Fin novembre 2006, c’est-à-dire deux ans avant les grands travaux de rénovations commandés à une star de l’architecture, le Roi ordonna la fermeture du jardin. M. Delanoë avait pris sa décision à notre encontre. Pour des raisons de non-conformités, d’après ce qu’il était possible de comprendre, et je cite : « […] Pour redonner à ce lieu une qualité urbaine et architecturale qui fait défaut aujourd’hui. » Comme s’il était concevable de décrocher La Joconde de son clou, au Louvre, avec l’idée folle de peindre une meilleure toile.

Quand on lui retira ses matinées du samedi, preuves d’une vie différente du quotidien et d’aventures au grand air, de surprise en surprise, Thewald eut pendant quelques mois le sentiment d’une injustice. Pour Olympia, qui avait moins de deux ans, tenue au secret, le jardin demeurera à jamais perdu dans la brume de son inconscient. Une autre occasion manquée sur la route de Madison, à son échelle.

Une copine qui vivait en Suisse, quatre fois séparée du même homme en douze ans, deux enfants, un troisième d’un autre lit — disons, dans le même lit, mais avec un autre homme —, une belle collection d’amants, jeunes et vieux, avant et après, pendant ses mariages, Andriana me l’avait expliqué : afin de remédier au problème du manque de logement, le syndic de Lausanne était en train de miser sur des formations supplémentaires, accélérées, de conseillers matrimoniaux, car un divorce, en effet, c’est deux appartements pour une seule famille. C’était la énième fois qu’elle changeait de profession, mais cette fois ce serait la bonne, elle se l’était juré. En suivant les cours du soir de psycho, Andriana se sentait quasi investie d’une mission. Alors je me dis qu’en me hissant au niveau des enfants le week-end, en continuant de le faire avec patience et sans faiblir malgré les embûches, ce serait ma façon de favoriser cette politique en France. Je le lui avais écrit, le plus sérieusement du monde, mais après tout nous n’étions ni mariés, ni pacsés, et M. le Maire se fichait pas mal de savoir combien de fois les samedi et les dimanches de l’année en cours, et à quelle fréquence, on se boulottait, on fricotait, et on s’engueulait, Sandrine et moi.

— Trop cool !…Ouaaais ! Super, on y va ! avait coutume de crier Thewald, quand je lançais le signal du départ au jardin.

Suivi de Pia qui donnait sa version de la joie en sautillant sur le canapé du salon jusqu’à l’ouverture des portes, puis sur le chemin jusqu’à la station du Métro, à cinq minutes. Mes indications étaient répétitives, mais je ne m’en lassais pas — allez, enfilez vos pantalons — tiens-toi droite, Pia, sinon il faudra la remettre à l’endroit — mets ta veste — tiens-nous la porte, bon sang, Thewald !… — allez, en avant !… c’est bon Olympia, dehors, tu peux crier tant que tu veux. Comme autrefois le fiacre lancé à toute allure sur le pavé parisien, au fracas des roulettes en plastiques de la McLaren s’ajoutaient les hurlements du cocher :

— Aux Eléphants !!… Ô-Zé-lé-faaants !

Muni d’un fouet invisible dans une main, Pia faisait des moulinets avec ses bras en avant. Elle dictait ses ordres, et moi, j’étais le cheval de bois, son jouet. A présent qu’il était fermé et que ces belles envolées, ce lyrisme difficile à contenir, débordait de toutes parts, je pensais en moi-même :

Et ce jardin était un paradis !

En plus des snipers en embuscade à la maison, dès 6h30, le samedi matin, nous retombions lourdement sur terre : à la source de nos plus vieux souvenirs et sur les restes des plus belles pages de la littérature française que sont les Nuits d’Octobre, en partie situées là, autour des vieilles Halles, il nous faudrait supporter une nouvelle armée de grues, de tracs, et de pelleteuses, pendant des années, à un jet de pierre du Châtelet qui vit Gérard de Nerval, dans une ruelle adjacente, mettre par pendaison lui-même fin à ses jours.

Comme la Fnac, l’énorme complexe UGC, Go-sport et Mango, qui resteront ouverts encore longtemps, M. le Maire était en mesure de prolonger la vie du parc, au moins pendant une ou deux saisons supplémentaires… sauf qu’il est tellement plus simple de déposséder les enfants, de leur interdire de jouer et de crier, plutôt que de contredire ne serait-ce qu’un seul chef d’entreprise.

S’interroger sur la disparition du beau jardin en nous, qui existait un jour et dont les couleurs, du vert au brun, jaune-doré, rouge, bleu, brillent encore quelque part dans la chambre secrète du cœur, au fond, dans une boîte magique sur une étagère, ainsi qu’au sujet de notre passage sur terre, de notre mort, tant redoutée à cinq ans, n’est pas un sport vendeur. L’âme de Nerval volait à mes côtés, à mon secours, j’en suis sûr, quand la nuit venue, ce soir-là, je cherchai à rassurer mon fils qui pleurait dans son lit.


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Remettant au lendemain ce que je devrais faire aujourd’hui, au gré de ma fantaisie, comme dans la fable, je prends le temps de lire ces Lettres à Théo comme s’il s’agissait de quelque chose d’essentiel. J’ai une formation académique, universitaire, mais au fond, je suis autodidacte. Et sous l’angle du laissé-pour-compte, du réprouvé et du vilain petit canard, la correspondance de Vincent est d’un réconfort salutaire : partager sa solitude, son intensité, ses rares bonheurs, nous offre de ne pas tomber dans les mêmes pièges. Ses lettres traînent sur mon bureau depuis deux ans. Cheveux en arrière comme des pics, barbe rase dont les poils semblent des écailles sur une peau de dynosaure, elles effrayaient la petite fille du marchant de couleurs, à Arles, qu’il fréquentait. Le Portrait de l’artiste par lui-même sur la couverture du recueil, dont l’original est à Amsterdam, me scrute quotidiennement de ses yeux sombres. Sans l’avoir prévu, j’ai pris le temps de les étudier minutieusement. Nous sommes à Paris, c’est l’été 1887. On peut se demander ce qu’il serait advenu de Van Gogh si son frère Théo n’avait pas été, en lui octroyant son soutien et son argent tout au long de sa vie, si permissif. J’ai dit son argent, mais l’argent appartient-il vraiment à quelqu’un ? C’est le geste qui a rendu possible toute l’œuvre du peintre. Aurait-il suffit d’un peu de poigne, comme on dit avec un gosse, pour que les choses évoluassent dans le bon sens ? Vincent recouvrant la raison, bon peintre, confortablement installé à Montmartre, à deux pas de chez Renoir, respectueux avec sa femme, amoureux, on le lui souhaite. Avec des marmots courant dans le grand atelier, que Mademoiselle, la nurse anglaise, fait bientôt goûter. Cette posture paternaliste, en un tour de main à la Sarko, la poigne sensée faire les grands hommes, est un fantasme de droite et une illusion : Vincent était autonome dans la frugalité de ses besoins et l’urgence de son obsession, peindre, qui apparemment le comblait s’il avait du papier, un crayon, et une figure à étudier. Malgré la misère, qui fut partie prenant de ce qu’il avait à dire. Il l’accepta sans retenue. Ce n’était pourtant pas d’une baffe supplémentaire dont il avait besoin. Il le dit lui-même : l’argent est un moyen de communication, une ligne à haute tension, une énergie entre deux pôles, qui maintient une fusion fraternelle. Ce qui les nourrit, et les fait grandir. Entre eux, l’argent ne devient jamais une arme, puisque tel est l’enseignement, parmi une foule d’autres choses, de leur incroyable correspondance.

Comme Vincent, j’ai pris une feuille, un crayon, un ordinateur, une imprimante, une table pour m’appuyer dessus, une chambre pour être au chaud et au calme, et le cul sur les ramettes de papiers en réserve, je me suis mis au travail…


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A la fin du premier tome, Vincent se prépare à accueillir un enfant, celui d’une prostituée abandonnée par l’homme qui l’a mise enceinte. La société n’aime pas ça, et devant cette nouvelle lubie du grand frère, Théo n’est évidemment pas enthousiaste. Mais il le soutient néanmoins. Sans aller jusqu’à vous hisser au scandale avec moi, en bravant les idées reçues, quelle raison aviez-vous de m’aider ? Jack Lang a joué son rôle, comme Aubray le connaissait au début des années 70, je crois, à Nantes, mais était-ce suffisant ? Sur la dizaine de lettres que M. le Ministre a envoyées pour moi, vous êtes la seule à nous avoir répondu. Quelle raison aviez-vous de le faire ? Et puis, des mois plus tard, quelle raison de m’accueillir chez Mact, en votre sein dirais-je, comme le nourrisson à la tétée ? Vous avez donc lu la nouvelle que vous recommandait M. Le Ministre, Elle McLove, en décrétant que j’étais doué pour l’écriture. Conviction dont vous ne vous êtes pas départie sur le long terme. C’est souvent revenu dans votre bouche. Vous m’avez donné un petit coup de pouce donc, en m’attachant à votre unité de production 27 rue de Fleurus — je l’écris encore une fois, je ne résiste pas, comme cela revient sous la plume des grands auteurs. En définitive, cela m’a propulsé sur Le Grand Chemin de la Paternité. Hé ! c’est vrai ! Sans vous, peut-être n’aurais-je pas osé ? La paraphrase du titre à l’eau de rose vous revient. Elle est à votre honneur. Rendons justice à cette lettre de filiation, sans quoi aucun certificat de nationalité ne sera délivré.

Je fais partie d’une génération pour qui le choix d’être parent est compliqué. Les moyens contraceptifs à disposition cristallisent l’importance de ce moment. A l’échelle grandiose du vivant, ça donne le vertige, quand on y pense :

— Chérie, qu’est-ce que tu en dis ? oui ou non, réponds-moi !… On le fait sans présa, tu en es sûr mon chat ? Ce soir ??

Dans le marasme économique qui nous échoit — et je ne parle pas du désastre écologique —, la fréquence des divorces avant nous ne favorise pas une décision qui, de toutes manières, ne va pas de soi. Vous êtes la stabilité incarnée, le phare dans la tempête, juste après ma période Mankov. Il éclaira ma vie pendant huit ans. J’étais son assistant, souvenez-vous. Vous reprenez le flambeau. Dans le milieu du cinéma, retrouver une telle stabilité auprès de vous, autant le dire, c’est mettre la main sur le Saint-Graal. C’est votre dette envers moi, si je puis dire, tant que vous ne m’aurez pas entièrement refermé la porte de votre univers et, allais-je dire, celle de votre cœur.

Comment imaginer le gardien du phare quitter son poste en pleine nuit, sans prévenir personne, sans un mot ? Lorsque les éléments se déchaînent, lorsqu’on a le plus besoin de lui, comment l’imaginer, en effet, éteindre la lumière et mettre la clef sous la porte ?

Ai-je oublié de quelle couleur étaient les murs de votre bureau, et vos regards caressants ?

— Pas de message ? Non, alors je m’en vais… Bon week-end, Stanislas, à lundi…

La déco intérieur, les affiches des films produits sur les murs, cette nouvelle paire de bottes à bouts pointus, comme celles d’Isabelle Huppert l’autre jour, votre garde-robe étourdissante à cinq minutes du Bon Marché et du Lutetia, les gobelets de la machine à café, le parapluie un jour d’averses, comment savoir ? Je vois du jaune et du vert, comme dans les yeux des chats.


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En lisant Van Gogh, je me souviens de ce qui est important. Les Pères s’occupent de mieux en mieux de leur progéniture, c’est vrai, mais nous faisons un travail de pionniers. Ne l’oubliez pas. Notre charge est colossale. En connaissez-vous beaucoup dans mon genre ? Les pères artistes s’occupent des enfants de nos jours — pas depuis longtemps —, mais les autres, les managers, les consultants, les super-pros, les agrégés, les polytechniciens, où sont-ils ? Que font-ils ? Dans toutes les couches de la société, pour la plupart, les hommes bossent comme des bêtes. Et ils sont rares ceux à ne pas répéter avec les autres :

— J’aurais bien voulu m’occuper un peu plus de mes enfants… je ne peux pas faire autrement que de travailler à plein temps. Il faut bien que quelqu’un travaille pour payer les factures ? Je voudrais bien, mais je ne peux pas… etc., etc…

Alors qu’en fait, ils pensent en eux-mêmes : Oui, je bosse comme une bête, et j’en suis fier… bordel ! comme une bête !

Je ne suis pas encore assez avancé dans la correspondance de Van Gogh pour savoir ce qu’il advient de son ambition de Père. Le spécialiste qui présente les lettres nous suggère que c’est le mariage avec la prostituée, finalement jamais contracté, qui en est le frein. J’aurais plutôt tendance à penser que ce sont tout bonnement ses dispostions exclusives vis-à-vis de la peinture qui ne lui ont pas permis de s’occuper d’un bébé au quotidien. L’être qui exigerait des soins aussi exclusifs que lui, sinon plus, me semble-t-il, s’éliminerait de lui-même dans la vie de Vincent. On peut avoir des enfants, et ne pas se sentir concerné par les besoins physiologiques ou affectifs des tous petits. Je veux dire sans s’en occuper. Puisqu’il n’est pas donné à tout le monde, en effet, d’avoir les couilles pour être Père — assez de chien et d’endurance, et de patience, pour être Mère.

« Fin juin, naissance de Patrick Hemingway, dit “Mausie”, […] à Kansas City, après un accouchement très difficile nécessitant une césarienne, ce qui n’empêche pas Hemingway de continuer à travailler avec ardeur à L’adieu aux armes. » Je tique sur les mots avec ardeur, très positifs sous la plume du spécialiste qui écrit dans la Pléïade. Comment ne voit-il pas qu’il s’agit d’une obsession violente et destructrice vis-à-vis des proches de Hem ?

Mon travail d’écrivain ou de cinéaste, pour l’instant, vient au second plan. François Truffaut disait que c’étaient les films qui étaient plus importants que la vie. Je pense que c’est l’inverse. En tant qu’écrivain et père, j’ajoute que rien ne presse. Comme si la mort n’existait pas, je considère que j’ai tout mon temps. Mon œuvre est moins importante que mes enfants… Nous nous prélassons, et comme des chats dans une couverture de laine nous nous roulons dans le présent, bien au chaud. Même la musique des mots est avec moi, nous nous => Nounou.

Ce qui me fait dire que je suis le prototype New Age du nouveau père.


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Au fond de la deuxième cour, en arrivant à la maison, le visiteur tombe sur un jardinet que nous partageons avec les voisins. Des pots de fleurs, un charme en pleine terre, un sapin décoré pour Noël, deux arbres fruitiers dans des pots en bois bricolés, énormes, qui font un oasis en été. A gauche, porte H, habite Marie Maramba, née un jeudi, je crois, il y a quelques mois. C’était le 30 mars. Père français, d’origine avignonnaise, mère du Niger. Depuis la fenêtre de sa chambre, en face, Olympia lui fait signe. Celle-ci est née il y a deux ans et demi, un 27 juillet. Il était 14h05, ce qui donna une Lionne ascendant Balance. A gauche, nous avons la naissance de Vincent Van Gogh, et à droite, sa mort, le coup de revolver dans la poitrine. Le souvenir des bornes de son épaisse correspondance, l’acte de naissance rédigé en néerlandais, et à l’autre bout une lettre inachevée, la dernière, qui est pour son frère. L’ombrageux et lumineux souvenir de son passage sur terre flotte dans l’atmosphère, entre deux eaux, dans le face à face parisien de ces deux fillettes.

Entre ces deux dates anniversaires, de ce fait, quand je rentrais à la maison — ce n’est pas banal —, Vincent me faisait signe.


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J’ai envie d’en parler pour la beauté du titre. Sur le bureau où j’écris, une page de Hans Magnus Enzensberger dans Le perdant radical, qui vient de paraître :

« Alors que les terroristes russes du XIXe siècle et leurs successeurs se réclamaient de la lutte des classes et sélectionnaient leurs victimes parmi les puissants et les riches, les fous de Dieu islamistes tuent le plus souvent des personnes extérieures, passagers de métro, petits employés, fêtards dans les discothèques, ménagères qui font leurs courses au marché […] »

Comment peut-on employer un langage pareil ? Encore un qui ne s’est pas attardé dans la chambre de bébé… Oui, la société m’a transformé en une sorte de… de monstre, et alors ? — Une… une… Ménagère ! (On n’utilise pas le masculin.) Oui, je fais le marché le jeudi et le vendredi matin en compagnie d’Olympia, avant de nous préparer un bon repas frais, et d’aller chercher Thewald qui ne va pas à la cantine le midi. Mon Dieu ! et je ne le savais même pas — Bonne pour les sondages débiles et l’Audimat des Feux de l’été sur TF1je suis devenu la… la Ménagère !

Mon côté Dustin Hoffman dans Tootsie, dis-je pour me rassurer. Robin Williams dans Madame Dubbfire, qui amuse tellement les enfants… Nonobstant, le versant Ménagerie du terme me plaît beaucoup. Je me vois bien en cornac, en dompteur de lions, en amuseur romantique et en voltigeur épris de liberté, dont les yeux croisent, avec de la chance, ceux de la princesse. Vous êtes mon éléphant, mon dromadaire, mon ouistiti. Pendant deux ans, Stéphanie est bien sortie avec le fils KNIE, du cirque du même nom en Suisse, dont les après-midi ou les soirées étaient un rituel pour Charlie Chaplin, du temps de Vevey, qui y venait en famille. Bien que modeste, le Maître revivait probablement sa jeunesse heureuse du temps des faubourgs de Londres. Avec cette impression de la revivre pour la dernière fois, chaque année. Tel est la magie du spectacle. Stéphanie, elle, dans un monde nouveau, avalait une grande bouffée d’air frais. Malgré une hiérarchie quasi militaire, j’aime le cinéma pour ses raccourcis et ses passe-droits. Le rituel brisé, parfois, quand tout n’est pas prévisible. Ses détours spectaculaires, lorsqu’il se passe vraiment quelque chose… pas comme dans le dernier James Bond, la montre au poignet, le 4x4 qui pollue grave, le Kleenex de 17 ans qui en paraît 29 en string dans la robe hyper moulante, le nœud pap’ et la chemise que le mec n’ôte pas en se jetant sur elle dans le lit, les liasses de billets plein les draps, etc., etc… Quand on veut vraiment quelque chose ou que l’on a besoin d’argent, il y a toujours une actrice Chinoise de 29 ans prête à tout pour y arriver. Elle pointe son nez sur une page en couleurs dans le journal, avec Un Renard au cou, vrai ou faux on s’en fiche, qui lui donne un air fauve. L’éclair du flash dans ses yeux noires lui donne un regard de mante religieuse. De carnassier prêt à mordre : ce qui compte, c’est les gens en vue dans le cinéma, les producteurs, les réalisateurs, les assistants, que je vais me taper, afin d’obtenir un rôle… Les faire baver, avec Justice ou non. Toujours le même, obtient-elle ce rôle tant convoité ? La Tueuse en slip de soie mauve, pêrchée sur ses longues échasses, ses longues jambes, ses hauts talons. Difficile de trancher. Elle lutte contre La loi cachée du cinéma. Et parce qu’elle diffuse sur la Toile les preuves filmées de ses aventures dans les hôtels, je constate aujourd’hui que c’est une célèbrité. Bien que sur un pied différent, dois-je dire une Perdante radicale, comme moi ? Ses yeux bridés demeurent insondables sur la photo.

Mon travail avec les enfants terrasse un espace plus vaste que mon foyer, concocte une cuisine dont la chimie transcende le sel avec le poivre, toutes les inventions du cinéma, de la littérature, et de l’internet, quand vider les ordures, faire le ménage, sortir l’aspirateur ou repasser du linge en écoutant Georges Brassens à fond — ce que faisait ma mère dans les années 70 et 80 — sont des activités purement physiques, comme celles du moine dans sa cellule.


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Mathilde, je vous en prie, transmettez mes courriers à Aubray. Demandez-lui ce qu’il en pense et quoi en faire. Faites que son opinon pèse, si elle est en ma faveur. Bien que nettement moins médiatisé, et moins tendance que Zhang Yu, la petit actrice Chinoise du Libé vendredi, vous sentirez-vous concernée par mon témoignage ou mon travail, l’épaisseur que je lui donne, et tout ce vers quoi tendent mes dernières années ?

Pendant la rédaction de ces lettres, je me suis laissé pousser la barbe en vous écrivant, qui fait comme des écailles sur ma peau de dynosaure. J’étais sûr qu’il y avait quelque chose entre nous comme les cent cinquante Francs de Théo, et je vous les ai demandés comme à une sœur. Cela a duré deux semaines. J’ai trente-huit ans. A mon âge, Vincent est mort depuis un an.

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