vendredi 6 août 2010

Diptyque

La dynastie du sexe, nouvelle, plan serré, 1 — Il n’était pas supportable de combattre seul. Tout supporter, seul, dans son coin. Ses enfants étaient seuls, sans lui, et lui était seul, sans eux et sans personne à qui parler. Mais parler ne servait plus à rien. Il n’en n’avait plus envie. D’abitude il parlait beaucoup, à ses amis, à sa famille, aux inconnus croisés dans une file de cinéma ou à la boulangerie, ou avec un voisin. Il parlait de rien, échangeait une phrase contre une autre qui leur prouvait, au moment où elle était énoncée, que la vie valait d’être vécue et qu’elle était simple. Ce n’était plus ainsi. Il ouvrait ses yeux vers cinq ou six heures, guettait la lumière derrière les volets, qui lui indiquerait le moment de se lever. Dans ces minutes qui s’éternisaient inutilement, ni dans le sommeil, ni dans l’action, tout son corps vibrait au rythme du sang dans ses veines, qui battait sa tête, ses pieds, son ventre, sous sa peau — ba-bam, ba-bam, ba-bam ! —, comme de funestes tambours lors de rites magiques sur des terres asséchées, mortes — ba-bam, ba-bam, ba-bam… Plus question de manger quoi que ce soit dans ces conditions. Il finissait par se lever vers sept heures et demi, prenait un verre de café en poudre, une Wasa avec du beurre dessus, se douchait, et il s’en allait. A chaque inspiration, il devait se concentrer pour ne penser à rien d’autre que respirer, puis l’air sortait de lui et il tremblait.

Chaque minute depuis lundi était un sale moment à passer. Lundi, vingt-trois heures quarante-cinq, devant la porte d’Enid qui était rentrée de vacances le soir d’avant, comme lui :

— Non, pas ce soir. Pas maintenant. Bonsoir…

Ça faisait quatre semaines qu’ils ne s’étaient pas vus, ni serrés dans les bras. Cinq mots qui sonnaient le glas de son amour : elle ne voulait plus de lui. Mais d’après elle, ils n’avaient pas rompu, simplement elle ne voulait pas de lui cette nuit. Elle le rappellerait le lendemain, ou plus tard. Comme il ne comprenait pas ce qui leur arrivait, elle répliqua qu’il prenait tout de façon dramatique :

— Nous continuerons à nous voir, demain, peut-être, ou la semaine prochaine… Non, je ne veux pas que tu m’embrasses.

Depuis, il était dans le vague. Suspendu sous un pont, dans le vide, à une corde de piano qui lui sciait les doigts. S’il lâchait, il tombait, et s’il continuait de tenir, la douleur devenait de plus en plus insupportable. Et personne pour le voir ou pour l’aider. Les trains passaient dessous, indifférents, et l’un d’entre eux finirait bien par l’écrabouiller quand il tomberait. C’est ce qu’il se disait depuis trois jours. Ayant perdu le sens de l’équilibre, ses oreilles sifflaient et il avait mal à la tête, depuis trois jours.


Maintenant la main caressait son corps, son sexe en érection, et c’était bon. Lentement. Quelques mots de douceur accompagnaient les gestes de la main :

— Ne t’inquiète pas. Ta peau est douce. Tes cheveux sentent bons. Mmmh… comme tu es beau…!!

L’autre main tirait ses cheveux, comme on le fait avec un animal, et les poils autour de sa verge. Elle serrait son épaule, son cou. Deux doigts pinçèrent sa poitrine et il faillit venir. Les mouvements s’arrêtèrent net. La main était attentive. Elle savait comment avancer et décider les choses. Ensemble, marier en elles douceur et puissance. Puis le bonheur de se laisser aller, de se laisser faire, continua. Ces mains étaient sans commune mesure avec celles d’Enid. C’étaient des mains qui travaillaient et le tenaient. Pas des doigts hésitants, aux extrémités moites, sans vie. Son épuisement des jours précédents faisait qu’à chaque instant il soupirait ou gémissait. L’intensité de ce qu’il ressentait sortait alors, délicatement, de lui, et s’entendait comme le murmure de la rivière. Sa souffrance, autant que l’apaisement soudain disponible dans cette chambre, s’évaporait de lui, lentement, très lentement, comme de l’eau au soleil, dans le fond d’un verre sur une terrasse, laissé là, oublié. Et cet astre chaud, c’était la confiance retrouvée. Le soleil, c’était l’amour, la chaleur humaine dans un instant fragile tandis qu’il n’attendait plus rien de la vie. La main s’arrêta encore, écartant ses cuisses d’homme, velues, et caressant alors son ventre, comme pour s’excuser de cet abandon et de cette perte, qui n’en était pas une. Un point positif depuis qu’il s’était séparé de sa femme, il avait maigri.

— Quel âge as-tu, je n’arrive pas à savoir ?

— Trente-neuf ans…

— C’est incroyable. On ne dirait pas. Tu es exactement comme moi.

— Quel âge as-tu, toi ?

— Trente ans… tu emploies souvent des cosmétiques ? Comment fais-tu ?

Comme les mains à présent glissaient vers son dos et ses fesses, velues également, en le retournant sur le ventre avec délicatesse, mais fermement, l’émotion l’empêcha de répondre négativement quand il sentit les doigts entrer en lui — il se laissa faire —, avec une crème qui faisait du bien, et changer en soi la dynastie du sexe. Puis après avoir tourné la tête une dernière fois sur son épaule, pour regarder l’homme derrière lui, il la laissa retomber dans l’oreiller, abusé par l’alcool et le reste, dans un souffle d’abandon, le premier de la sorte. L’autre homme vit un éclat dans ses yeux, sans deviner ce qu’il signifiait. Très ému lui aussi, il était totalement séduit. Tombé amoureux, ce soir, du désespoir et de la générosité de son partenaire.


Ses fesses étaient blanches, quand tout le reste du corps était bronzé, superbe. Il venait de rentrer de vacances, dans le Sud, avec sa mère et ses deux enfants, lui avait-il dit. La trace du maillot de bain était une cible. C’était bon. Comme si l’instant ne devait jamais cesser et eux ne jamais retomber sur terre. Aller, venir, et revenir, dans cette vie, dans l’instant, puis une autre vie, et encore une autre.



Sex dynasty, nouvelle, plan large, 2 — Quoi de plus banal qu’une séparation ? Un homme, une femme, qui ont fait l’amour une fois, deux fois, trois fois, ou plus, dans une nuit ou pendant des années, un an, deux ans, vingt ans, mais qui ne le font plus. Ils n’en ont plus envie. Parfois, dans les séparations douloureuses, l’homme ou la femme voudrait encore, mais l’autre non, plus du tout. Un morceau du couple n’en a pas envie. Il ne le supporte plus, c’est devenu totalement impossible, épidermique. Alors le lit devient trop petit et le canapé du salon une solution, ou un matelas roulé et des couvertures dans la chambre des enfants. Et de grès ou de force, il faut envisager la séparation. Elle s’impose d’elle-même. En l’organisant quand elle est plus ou moins acceptée, ou en fichant le camps, sans demander son reste. Laisser les factures impayées, le nom sur la boîte au lettre et les clefs à l’intérieur pour bien montrer qu’on ne reviendra pas.

Parfois avant de faire le premier pas, l’aide d’une tierce personne est nécessaire, incarnant soudain le renouveau de l’amour, le plaisir sexuel et, à défaut de l’harmonie aussitôt retrouvée, une certaine avance sur soi. Tout est noir, mais il faut bouger. Sinon le poison s’insinue partout, comme de l’encre qui se renverse, et c’est la dépression. Parfois, les tentatives de suicide, plus ou moins abouties selon le degré, les facultés, la situation et les réserves de chacun.

Il y a ceux qui partent définitivement, rayés de la surface de la terre, ceux qui claquent la porte sans rien dire, et ceux qui restent à cause des enfants et qui s’organisent tant bien que mal une nouvelle vie. Ces derniers, en apparence, sont les plus raisonnables.

Il faisait partie de cette catégorie raisonnable, les enfants à mi-temps chez leur mère, et lui, tigre rôdant là où bon lui semblait pour se reconstruire, en solitaire, n’emmerdait plus personne depuis environ trois mois. A part lui-même, tous les matins, en se regardant dans la glace.

— Que vais-je faire de ma vie ? se disait-il en se rasant avant d’aller à son nouveau boulot, qu’il venait de commencer.

Il était encore à l’essai. Les gosses était en vacances, très loin, et il n’y pensait presque plus. Sauf quand sa femme l’appelait pour se plaindre, lui demander deux cents Euro, et lui rappeler qu’il était un salaud. Tous les étés depuis qu’il avait des enfants, il s’était laissé pousser la moustache, à la Gable, les poils n’étant pas son fort, sauf sur les cuisses et les fesses. Sautant d’une génération vers ce type de front très en arrière, visible sur les photos des grands-parents paternels et maternels, et à la différence de son père qui, à soixante-trois ans, avait une belle tignasse d’homme à femmes et une grosse moustache à la française, qu’il lui avait toujours connue, lui perdait tous ses cheveux, de plus en plus rapidement, et en masse. Pendant des années la moustache fut donc un hommage vers ce père presque inconnu, dont il se sentait pourtant très différent. A présent qu’il abandonnait à son tour le domicile conjugal, ce postiche estival le rapprocha encore de lui, comme la confirmation de ce qui devait arriver : son père était un salaud, et lui aussi avec les années s’était octroyé ce privilège typiquement masculin. Pour une bonne quantité de femmes, les hommes sont des lâches qui n’ont que ce qu’ils méritent. Ayant trop de fois porté le masque, l’hommage vira cet été-là en une sorte de carnaval. Brusquement, de façon inattendue, les rôles et les genres s’inversèrent dans sa tête. Depuis trois mois il était amoureux d’une fille qu’il ne voyait pas assez à son goût, ça lui détruisait le système, alors sous le coup d’une impulsion, avec sa petite moustache, il se décida, un beau soir, à considérer sa vie sous un angle radicalement différent. Pour tenter, de par le futur, un tout autre genre d’expérience. Celles du père au foyer qui s’occupe des enfants en bas âge étaient derrière lui. En se jurant d’aller jusqu’au bout dans cette autre direction, franchement, sans se dégonfler. En se jurant de ne pas flancher avant, pour voir ce qui se passerait et ce que lui réservait le destin d’un homme meurtri par l’amour, par les femmes et leur libido incompréhensible — il y a celles qui baisent et celles qui ne veulent pas, ou presque jamais, mais dans les deux cas au détriment des hommes. Avant qu’il ne soit trop tard et ne perde tous ses cheveux.

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces conneries avec mon père qui préférait mon frère, qui rechignait à me faire répéter mon allemand — sa langue maternelle pourtant —, ou mon fils qui doit aller à ses cours de violon juste quand j’ai les moyens de voir une fille, comme si sa mère était le seul et unique bon coup dans ma vie ! Comme si j’étais à elle. Comme si j’étais sa chose.

Non, c’était terminé tout ça, c’était fini…

La première semaine après ce fameux soir, il parvint à se maîtriser pour ne pas rappeler la fille. Elle valait vraiment le coup, c’était indéniable et il ne regretterait jamais les quatre nuits dans son lit, mais elle compliquait les choses au lieu de les simplifier. Son fils était probablement le seul homme de sa vie, et leur histoire se termina d’elle-même, sans laisser aucune place à rien de spontané et de réciproque. Sans un mot d’adieu. Pendant ce temps, comme dans la chanson des Beatles With a little help from my friend qu’il pouvait pratiquement chanter d’une traite en en savourant chaque mot, par cœur, sans aucun effort, il se concentra sur ses amis. Au bout d’un mois, dans la rue ou au travail, il ne regardait plus que les hommes, en essayant chaque fois de s’imaginer dans la peau d’une femme, afin de bien estimer leur sex-appeal. Pourquoi cet homme plutôt qu’un autre ? L’importance de l’âge, de l’humour, de la propreté ou de l’élégance et du naturel. L’importance du caractère, du métier, et du pouvoir. L’importance, avant toute chose, de la décontraction — que l’argent procure, mais pas seulement. A près de trente-neuf ans, deux enfants, il s’interrogea sur ses besoins sexuels. Dans quelle mesure et dans quelle proportion tous les efforts à fournir, et l’argent, étaient vraiment récompensés ? Le plaisir procuré par l’acte en lui-même valait-il sincèrement toutes les déconfitures après coup, et la déception ? L’ennui, la honte, l’angoisse terrible s’il y avait le moindre doute et si, dans le feu de l’action, l’on n’avait pas pris ses précautions ?

Il traversa ces jours, comme sur des rails, le nez plongé dans ses affaires et, une semaine sur deux, dans celles de ses enfants. Les nouveaux cahiers pour la rentrée, les factures de la cantine, le Jardin d’Acclimatation et la Cité des Sciences pendant les week-ends. Il n’y a rien à en dire. Surtout pas les coups de nausées, qui l’assaillaient à son réveil quand il était seul, ou avec ses enfants. Chacun connaît ça un jour ou l’autre. Un moment dans sa vie, vers trois heures du matin.

C’est arrivé dans le quartier du Marais, dans un bar gay à deux pas d’un Starbuckle. Mettant en pratique la phase deux de sa nouvelle philosophie — en laissant venir, il ne s’était rien passé jusqu’à présent, alors il entrait dans la seconde phase de son plan, la période de chasse proprement dite —, il s’était approché du bar, au hasard, pour commander une bière. Tout s’enchaîna ensuite avec une rapidité remarquable. Ce qui lui prouva, au moins selon son histoire à lui, combien il y avait de marge entre un homme et une femme considérés en tant que proie. Les deux hommes jouaient d’égal à égal, franchement. Sous la surface des mots, l’enjeu était visible, simple, direct. Ils guettaient tous les deux le moment où ils seraient d’accord, en envoyant les signes nécessaires et les confessions d’usages sur les livres, les films, ou les activités préférées comme de manger, faire des excursions en montagne, ou se dorer à la plage quelque part en Italie ou en Grèce. L’homme était blond, des yeux bruns, avec un sourire de connivence et l’air enjoué des homosexuels qui aiment la vie, la culture, et savent en jouir sans trop de problème. Nous sommes à Paris, et ce type avait largement de quoi vivre, dans l’opulence et sans frais rapportés comme élever des enfants ou s’occuper d’une vieille mère. D’ailleurs, lui, sa mère était morte et il venait d’hériter, en plus, de sa maison en Normandie. Ils parlèrent de cette région pendant dix minutes. Ses grands-parents, qui vivaient près de la maison, étaient catholiques, mais ça le les empêchaient pas de l’accepter tel qu’il était, avec ses amis de passage. Il était invité, s’il ne savait pas quoi faire.

— Je trouve que ça te va très bien cette moustache, lui dit-il au moment de payer la série de consommations. Laisse, c’est pour moi. Tu payeras la prochaine fois. Ton air innocent me compense largement. Les humeurs de tes finances, les hauts et les bas, cette fille dont tu es amoureux, et qui te complique singulièrement la vie, tout ce que tu m’as raconté ce soir s’est en allé très loin de nous. C’est presque oublié. Même le suicide de ton oncle, quand tu avais un an, et sa légende qui te rattrape le soir où cette fille t’a laissé en plan en rentrant de vacances, alors que vous ne vous étiez pas croisés depuis des semaines. Comment peut-on te laisser en plan, toi, avec cette moustache si raffinée, si érotique ?

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et moi qui ne suis pas du genre suicidaire, j’ai quand même vaguement deviné ce qu’avait vécu mon oncle lorsqu’il était allé rejoindre sa copine, en Norvège, et pourquoi il s’est jeté d’un pont, sous un train. C’était concevable tout à coup. Tout est possible. La vie est ennuyeuse, en apparence. Il me manque quelque chose. Il suffit d’un instant plus fort que les autres et dans un moment…

— Viens, on y va… moi, je suis là.

Plus tard, il se rasa la moustache, mais ce fut ainsi qu’il entra, pour la première fois, dans la dynastie du sexe et des échanges uniques, entre hommes, entre soi. Mais cela n’y changea rien. Il était encore amoureux d’elle. Il était triste. Il la croisait dans la rue. Il la voyait sortir de l’école avec son fils, et tant qu’il ne serait pas passé à une autre chose, au-delà du plan sexuel, il souffrirait toujours, toujours, du vide laissé par elle, inscrit en lui comme la trace du chat sur l’édredon, qui se lève et quitte soudain le lit, sans jamais que l’on ne devine pourquoi, ni où il s’en est allé.

jeudi 1 juillet 2010

Portrait de la femme cubiste


esquisses

1 — Ce que je représente n'existe plus. Que la jeune fille, et l'homme à maturité. La femme archaïque n'existe plus. Que la chaire pour enfanter, et la chaîne des générations. Je n'existe plus : j'ai envie, je me sens vide, mais il ne faut pas me toucher. Est-ce mon imagination ? Je veux rompre la chaîne des générations. L'homme existe, mais la femme, elle, n'existe plus. C'est bien trop dangereux une femme. L'amour me trouble, car je suis souffrante et désaxée. Je suis cassée. Je suis le portrait exsangue de moi-même. Je suis la femme cubiste. Je me sens comme une femme dans un tableau cubiste de Pablo Picasso. C'est moi, délibérément, qui me suis cassée. Dans Le Monde du lundi 28 juin, Nancy Huston souffre D'une étrange cécité. Ce sont les Nouvelles invisibles de l'Iceberg intérieur, invisibles forcément, il n'y a rien d'étrange, comme si le combat était d'avance perdu, et Nancy est devenue sourde. Je me sens brisée en mille morceaux. Le désespoir de notre société s'est insinué en moi, comme une graine et je fleuris, et je me flétris. De l'intérieur, j'implose. Je suis un morceau de carne découpé sur un étale. Ainsi découpée en mille morceaux, il n’y a plus personne… La pulsion vient de l'intérieur, mais je n’en ai plus, car je suis absente à moi-même. Le désir vient de l'extérieur.


2 — Je suis un steak froid découpé par le désir : seule la ferveur de l'artiste, penché sur moi à bonne distance, me redonne vie. Son regard et son désir pour m’animer. Mais le temps passe et je finirai par moisir sur place si personne ne vient me rechercher. Je suis la femme dans le Complexe du Minotaure. Je suis incapable de prendre position entre mon père, mon mari, et mon fils si j’en ai un. Comme un escargot sorti de sa coquille, absolument démunie, j’ai quitté la maison. Je pensais que j'étais une femme, or je ne suis que la caricature d'un homme puissant. Je cours derrière moi-même comme derrière la calèche du conte. Je veux me comparer à la force des chevaux, à la beauté désuète des fauteuils dans la calèche, alors forcément comme je n'y parviens pas, comme je ne suis ni un cheval ni un objet de luxe, je me sens nulle. Pire : je m'identifie à l'ânesse du conte sur la photo. Je me sens poilue, grise, inutile, sale et inappropriée. Ce sont mes fesses et mes seins parlants de moi. Nous ne sommes pas assez gonflés. Au Louvre, dans la grande galerie, je me focalise sur les attributs évoqués et glorifiés d'une toile à l'autre. Qui suis-je, au fond, tout au fond de la grande galerie ? Mais puisque je suis le Portrait de la femme cubiste, au Louvre forcément, je me suis perdue. Je suis Nora dans Une maison de poupée, Enid et Garance Dans les yeux turquoise du Minotaure, ou même Thésée, tout au fond de mon labyrinthe. Je suis Calia. Je suis l'Indien. Je suis une Indienne sur son cheval. Je devrais chercher ailleurs, faire appelle à quelqu’un d’autre que moi-même pour me surpasser et me sauver, mais personne par-dessus mon épaule et les murs du labyrinthe pour me regarder et m'atteindre. Leurs voix dans la rue sont comme des fantômes incapables de me toucher. Je ne les entends pas, et je ne les vois pas. S'il existe un homme pour m'aimer, je m'imagine qu'il est aussi nul que moi. S'il me méprise, docilement, je pense après lui : Je suis méprisable, je suis une femme. Son dégoût de moi me justifie et je demeure dans le noir, dans mon lit, enfermée en moi-même. Sur les murs de ma vie, j'esquisse mon portrait. De tendres couleurs, Melancholia… Il y a un homme devant moi. Il tire la langue, il me désire. Alors je le regarde souffrir. J’aime ce spectacle. Je suis la femme cubiste. Si quelqu'un me trouve belle, je veux qu'il souffre, comme moi. Je pensais que j'étais une femme, or je ne suis qu'un portrait de moi-même sous les doigts d'un homme. J'ai enfin compris le titre de la pièce de Tennessee Williams. Je suis une Chatte sous un toit brûlant. Nuance, un doigt. Une chatte sous un doigt brûlant. Le doigt brûlant du magicien, et du mystique. Je suis vulgaire, je suis le portrait d'un autre que moi-même, à dire vrai, je le sais.


3 — Je cours derrière mon identité comme derrière une calèche ou un Tramway, dit le poète. Sur une scène de théâtre, au Louvre, dans les repas de famille, sur les quais le dimanche, n’importe où dans Paris aujourd’hui, je ne m'aime pas… Aucun homme ne peut m'atteindre, mais te voir souffrir, et tirer la langue devant moi, oui, j'aime ça… Pourquoi suis-je la femme cubiste ? Parce que j’ai plusieurs angles. Si un homme me désire pour ma beauté, je veux qu'il souffre avant des années, comme moi, dans un espace exsangue et la fortune de mon vagin comme un tableau cubiste. Etc. Et de connaître, avant son envole, ce qu'il faut de pesanteur à la légèreté. Par curiosité ou par ennui. Le poète est le seul à oser couper la branche sur laquelle il est assis. Une fois qu'il sera tombé, cet été 2010, je l'emmènerai avec moi. Sur une plage, au soleil, pour le requinquer. I don´t care if it´s a very small room or a big chateau, as long as he’s in it.


vendredi 25 juin 2010

Le cheval de l'Indienne

nouvelle

Incapacité à aimer. Incapacité à jouir. C'est la femme qui se refuse et non pas l'homme à incriminer parce que seulement flasque, ou trop dur, informe dans son état de juvénilité bouillonnante, de sénilité précoce, informe parce que toujours trop riche ou trop pauvre, insidieusement beau, disgracieux, etc. — est-ce vraiment une différence ? L'homme arrive dans une voiture rouge décapotable. Il se parque devant le chalet de montagne dans lequel une Indienne demeurant ici à la semaine va lui servir une fondue, dans un instant, une fois installé autour de la grande table en bois massif sous les fenêtres. Il pleut à verse. La salle est pleine d'individus, mais l'Indienne le remarque immédiatement avec son gros cigare qu'il éteint en entrant, laissant sa voiture rouge fumante derrière les fenêtres parce que la pluie se transforme en vapeur d'eau en tombant dessus, immédiatement, à cause de la chaleur du capot. L’Indienne ressent cette même puissance qui fait sortir d'elle, soudain, de la sueur, mouillant ses aisselles avec la même frénésie que la pluie à verse dehors, car son travail de serveuse est arasant, épuisant. Elle se tue au travail, parce que c'est nécessaire dans son cas. Quand la nuit vient et que tous et toutes se sont en allés, elle demeure ici, seule dans sa chambre qui donne sur l'arrière pays, sur la montagne verte derrière le chalet comme dans une comédie musicale made in India. Le rouge de la voiture de sport, et le vert de sa retraite dans la montagne pour gagner de l'argent avant de partir en vacances, ces deux couleurs iront bien ensemble, songe-t-elle en regagnant les cuisines pour passer commande d'une nouvelle portion de fondue. Celle de l'homme. Ils échangent des regards. L'homme n'est pas seul. Avec son père probablement. Comme n'importe quel homme, il admire aussi le regard de l'Indienne. La différence d'âge est énorme, de statut et de peau. Après la fondue et les bouteilles de vin blanc suisse, l'Indienne les regarde remonter dans la voiture, puis descendre dans la vallée, rejoindre la ville. « J'ai encore tout foiré », songe-t-elle en rangeant les casseroles, en essuyant les tables, en fourrant les sacs poubelles pleins dans la benne à ordure derrière le chalet et le parking vide et désolé, a-t-elle l'impression, malgré la majesté du lieu et de l'heure bleue, du silence, et du vent dans les branches de sapins magnifiques. Livrée à elle-même dans sa chambre de nuit, inutile, l'Indienne se sent grosse, sale, moche, pauvre, et abandonnée de toutes et de tous… quand une déchirure se fait entendre dans le silence nocturne — le bruit d'un moteur puissant — celui de la voiture de sport rouge qui était là tout à l'heure. L'Indienne saute de son lit et passe sa tête par la fenêtre : tout au fond, les lumières dans la vallée, scintillantes comme une rivière de diamants, et devant, chassant la nuit au pied du chalet, les phares de la voiture faisant comme une chorégraphie, avant de s'éteindre. A nouveau, le silence reprend son règne, mais sans la pesanteur déjà ancienne quand elle avait vu la voiture s'éloigner et les deux hommes partir sans se retourner vers elle qui était pourtant sortie du chalet, comme dans un dernier élan d'espoir que leur silence justement méprisait et salissait. Ce n'était plus pareil maintenant. Rempli de promesse et terriblement sensuel, le silence était étourdissant dans sa tête, comme le bruit d'un glacier qui craque. L'idée de l'homme, dans la voiture, immobile, revenu pour elle, était insoutenable. Cette idée dura cinq ou dix minutes pendant lesquelles elle demeura immobile, comme le silence ou le glacier dans sa tête. L'homme et l'Indienne ne se voyaient pas, mais ils savaient tous les deux que l'un et l'autre étaient là, présents et disponibles. L'Indienne posa une main sur son sein pour sentir et savourer les battements de son cœur affolé, puis entre ses cuisses nues qui se posent là dans la chaleur du survêtement molletonné lui servant de pyjama. Elle changea de culotte, hésita un instant devant le jeans et son bas de pyjama, toujours sur la chaise, qui serait comme un raccourci entre eux. Il soulèverait les draps de son lit, s'allongerait auprès d'elle sans un mot et sans un mot toujours la dévêtirait de son bas de pyjamas pour la pénétrer en arrachant son haut, son chemisier à fleur, celui qu'elle venait de sélectionner parmi ses affaires propres. Elle enfila le jeans, puis ses bottes en cuir croûté pour descendre les escaliers en bois dont chaque marche résonna dans la nuit comme un coup de trique sur une selle de cheval, avec la violence d'un cavalier déjouant sa hargne contre lui-même, sur du cuir plutôt que sur la croupe de sa jument innocente. Elle se sentait comme une jument à tenir, à diriger pour se faire saillir. L'homme entendit les coups de bottes dans les escaliers. Il reconnut l'Indienne de tout à l'heure, sa silhouette généreuse s'avancer vers lui sur le parking, ondoyant, la question de la masse ne comptait pas, comme celle d'une chatte en chaleur. C'était évident depuis le départ. Cette silhouette le fit sortir de la voiture et l'emmena vers un banc, plus loin, sous un sapin, qui dominait la vallée. Elle dégrafa le pantalon de l'homme pour découvrir son sexe comme un champignon délicat dans un sous-bois, frémissant, qu'elle couvrit d'une rosée de bave. L'instant était plein, comme sa bouche et son insatiabilité d'outsider aimant le sexe des hommes. Après, l'homme embrassa goulûment l'Indienne, non pas pour récupérer ce qui lui appartenait, ce qui était manifeste puisqu'il s'était répandu sur son beau visage de femme, mais pour lui montrer que rien ne le dégoûtait, pas même son foutre sur sa langue, ne faisant qu'un seul corps avec elle, même après sa jouissance sur elle et cette impression de domination en la regardant plier et se soumettre sans un mot. C'était désormais le temps et le retour de l'homme. Etendue sur le banc, cela lui plaisait énormément de sentir l'homme qui la léchait à son tour, partout, l'étirant par les pieds comme un gros morceau de viande sur un étal. Dans l'intérieur de ses fesses, il fourrait sa langue ou ses doigts, tandis que ses mains à elle, s'étirant librement en étoiles, s'accrochaient au bois pour le laisser faire et se concentrer sur ce qu'elles ressentaient — toutes les femmes à l'intérieur d'elle. L'Indienne souriait dans la nuit. Chaque doigt de pieds, sa main, son bras, ses jambes en croix au point de hurler. Fermant les yeux, ouvrant les yeux pour admirer comment l'homme s'acharnait sur elle, comment il la mangeait et comment il aspirait ce qui s'écoulait d'elle par flux et par vague sismique — comme un tremblement de terre. Enfin, il l'envahit avec rudesse, mais l'Indienne avait besoin de ça, manifestement — comme d'être battue à froid parce que cela faisait trop longtemps qu'elle ne ressentait plus rien dans sa vie, qu'elle était comme morte. Il fallait la réveiller, à tous prix et par tous les moyens, en lui tirant les cheveux et en lui mordant l'épaule jusqu'au sang. Le lendemain, elle admira les traces sur sa peau comme un trophée après une traversée du désert. L'Indienne était à nouveau seule, mais dans la chambre d'un hôtel de luxe à Genève. Elle téléphona à Cynthia, chez qui elle devait passer le week-end, ne sachant pas encore s'il fallait lui dire d'annuler ou non. Elle ne dit rien de l'endroit où elle était, la chambre d'hôtel, les verres d'alcool et les cadeaux qu'elle avait reçus, qui lui faisaient tellement de bien même si, elle pouvait s'en douter, cela ne durerait pas. L'homme rentra dans la chambre, lui indiquant d'un geste de raccrocher. Il était temps de s'en aller, il était midi. Il lui expliqua le longeron de la voiture à faire réparer à cause du trajet dans la montagne pour la rejoindre. « C'est quoi ce truc ? fit-elle sur la défensive. — Tu te souviens quand nous avons croisé le Pick-up dans le tournant ? J'ai reculé et j'ai foutu en l'air mon bas de caisse. Je ne parle pas de ton cul, ni du mien du reste, mais celui de ma bagnole. C'est mieux dit comme ça, tu comprends ? Allez, on dégage… » Elle se souvenait du l'ourson en peluche derrière son siège, et d'un vieux biberon c'est vrai dans cette bagnole hier, avec des traces de lait séché. Le déjeuner fut encore plus bref que le geste dans la chambre lui signalant leur départ et le bref cours de mécanique auto gravé sur le bouton de manchette en or de sa chemise, à son poignet droit, avec sa main pour se branler. L'homme lisait son journal en ne lançant qu'un œil distrait sur elle et tout ce qu'elle lui disait, ses projets à l'école du cirque, les livres qu'elle aimait, combien elle appréciait le vin et la disposition des tableaux dans le grand salon-restaurant sur le quai des Bergues. L'homme ne l'écoutait pas, mais cela ne faisait rien, l'Indienne n'était pas triste. Quand vint la proposition de la raccompagner, la jeune femme refusa sans l'ombre d'une hésitation, ce qui ralluma le désir de l'homme et sa flamme, encore une fois, à l'inverse de ce qu'elle ressentait. Il insista lourdement. Il lui donnait la nausée à présent. « Notre histoire est finie, répliqua-t-elle, ce n'est pas la peine d'en rajouter une louche avec ton pognon et ta soi-disant disponibilité — pire, ta grande classe de vieux porc et ta façon de parler en hurlant, cette tête de Bozo le clown j'en suis sûr si tu n'avais pas ton rasoir pour te caresser le choux tous les lundis matin ! Comment peut-on être aussi vulgaire ? Si je veux, je peux aussi parler comme toi… » L'homme éclata de rire, et elle aussi, c'était finalement réussi. « L'homme a le goût de la conquête, fit-il, la femme celui de la domination. Ainsi sont-ils faits pour s'entendre… Ne fais pas cette tête-là, je viens de le lire sur un coin de mur au troisième sous-sol de l'hôtel. — De quoi, où ça ?! — Ben, dans le parking. » Ils s'étaient accordés, une fois encore, et ils avaient dansé. La nuit suivante, dans sa chambre, de retour dans son morceau de pyjama molletonné, en pilou aurait dit Cynthia, elle admira le ciel sans penser à rien. Elle avait vingt-quatre ans. Un diplôme de l'école de marionnettes à Charleville-Mézière, la ville de Rimbaud, et quatre mille deux cents francs sur son compte du Crédit Suisse à Genève, plus neuf cents euro à Paris où elle se rendrait en septembre. Elle se dit que ce n'était pas si mal. Que l'été finirait bientôt et qu'il fallait encore profiter de la nature alentour, des montagnes, de l'eau de source à cinq cents mètres du chalet. La semaine passa dans un affairement touristique reluisant et lucratif à la mesure de cette sueur qu'elle produisit en aller-retour incessants entre la grande salle en bois où s'entassaient les clients, qui lui collaient à la peau comme sa sueur, et la cuisine replète remplie de fromage râpé, qui lui faisait penser à son intérieur à elle, inside her, de bonne qualité, d'un goût rare comme ce lait de montagne et nourrissant, mais indéniablement trop salé et gras sur une semaine entière de ce régime détonant, encore une autre après, etc. A la fin de son travail, elle s'installait sur le banc sous le sapin et elle ouvrait un livre de poche en souvenir de ses études de lettres inachevées. Le droit, étudié tout de même pendant une année, elle n'y songeait plus guère. Trois semaines plus tard et le même nombre de gros romans russes, elle finissait un essai sur la question des genres en tant que rôle, Trouble dans le genre, traduit par sa copine Cynthia. C'était difficile à lire et ennuyeux, mais elle s'accrocha en se disant qu'elle y gagnerait bien quelque chose, à force d'effort redoublé et d'une assiduité, d'une opiniâtreté, à la hauteur de ce qu'elle déployait comme serveuse. Elle pouvait bien faire ça pour son humble cervelle de moineau terrorisé et ignorant devant la montagne de connaissance dont elle s'était détournée pour d'autres horizons, sur les traces, mine de rien, de l'immense poète français originaire de Charleville-Mézière. Et c'est alors que l'homme passa, avec un sac sur le dos, les cheveux en casque. Ils se saluèrent. L'Indienne le regarda déposer son sac contre un banc, puis entrer dans le chalet. Elle referma son livre, c'était l'heure de retourner travailler. Elle servit un café à l'homme qui compta ses sous dans le porte-monnaie pour la payer. L'Indienne repoussa crânement ses sous sur la table, en posant un billet de cinquante francs à la place. Comme l'homme ne comprenait pas, elle dissout l'ambiguïté de son geste en détournant son attention : « J'ai trouvé ce billet dans un bancomat en retirant mon argent en ville hier, cet argent n'est pas à moi et je pense que vous en avez plus besoin que moi. Nous n'en feront pas cadeau à Benoît XVI ! » Le garçon éclata de rire. « Okay, je prends… » La jeune femme était heureuse. Lorsque vint le moment de repartir, il faisait nuit, le garçon avait remis son sac sur son dos, et elle lui indiquait le coin tranquille près de la source d'eau fraîche à cinq cents mètres au-delà du sentier par lequel il était arrivé. « Cet endroit est tendre comme le ventre d'une truie allaitant ses petits, vous verrez. Les truies, ça me connaît, je sais de quoi je parle. — Qu'est-ce que tu racontes ? — J'ai l'air d'une truie, non ? » L'homme était interloqué par la rudesse de son langage envers elle-même, contre elle-même. « Si tu as l'air d'une truie, alors moi je suis un porc, cela ne fait aucun doute, car personnellement je te trouve très mignon. A mon avis, tu ferais mieux de parler autrement de toi. Je ne sais pas quel est le connard ou la connasse qui t'a mis cette idée en tête, ton père, ta mère, ton grand frère ou ta grande sœur, ou n'importe quel Manta-matte dans son Opel Manta avec son téléphone portable et son agenda chargé comme un gros sac de merde qu'il ferait bien d'éviter, l'autre con, là, qui t'a mis martel en tête… » Elle l'aida à planter la tente à l'endroit convenu, doux et odorant comme son aisselle de jeune Indienne qui n'avait rien à cacher et rien à craindre, songea-t-elle en étirant son bras avant lui pour saisir le dernier mousqueton à planter en terre. Il était troublé, elle le sentait. C'était une veille tente, pas vraiment moderne, et cette étape leur prit du temps, même à deux. Pas le genre de truc qu'elle aimait faire normalement, il s'en était aperçu. Le garçon la raccompagna ensuite au chalet. « Il y a trois semaines, tu étais très différente. — Tu veux dire parce que je ne te calculais pas ? Une oreille décollée, accrochée plus bas que l'autre, et un nez de travers, ça doit rendre aveugle. » La serveuse qui sommeillait dans le corps de l'Indienne, prête à se réactiver dans le cercle fermé du chalet, leur proposa une bière, à tous les deux, et des cigares dans une vieille boîte. « Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » lui demanda le garçon. « Tu fumes des Roméo, toi ? — Pas moi, ça me fait des trucs, ça m'affole, toi par contre… tu n'aimes pas ça ? » Le garçon rigola et choisit une bague — il y en avait plusieurs et de tailles différentes —, la bague en effet qui lui plaisait le plus. Elle brûla une allumette. Le garçon eut soudain un regard étrange, comme s'il pensait à autre chose, à quelqu'un d'autre soudain, mais elle décida de ne pas relever ce regard, de ne pas poser de question, préférant choyer cet instant de tout l'amour et de toute son attention de bonne truie, se dit-elle. Puis elle rectifia ses pensées en ajoutant, en chuchotant comme pour elle-même, la prière à l'Indienne que le garçon lui avait conseillée de faire : « Je vais choyer cet instant de tout mon amour et de toute mon attention de valeureuse princesse à la peau noire, détachée des hommes, apaisée et vivant dans l'abondance financière puisque j'ai un toit pour dormir et assez d'argent pour manger et faire des cadeaux à mes amis, à ma famille… » Le garçon fumait tranquillement, en fermant les yeux. Soudain une déchirure se fit entendre dans le silence, un bruit indistinct tout d'abord, puis affirmé ensuite — un moteur hurlant sur une côte et impatient. Soudain, la voiture était là, se plantant devant eux comme un cheval sorti brusquement d'un de ces romans russes qu'elle avait lus cet été. Un cheval rouge, puissant, fougueux, et insatiable comme une femme. L'homme qui avait fait cette trace sur son épaule sortit de la voiture en fumant. La femme posa sa main sur sa cicatrice, sur son épaule nue, son nez de travers et son oreille en décalage. Le garçon saisit son autre main, celle qui était libre. Et c'est alors que la jeune princesse indienne éclata en sanglot, se réfugiant dans les bras du garçon.

vendredi 28 mai 2010

Sous mes pieds nus


des grains de résine multicolores

sous mes pieds nus

projet de téléfilm

nouvelle

J’avais les yeux bleus et j’étais flic. Etre une fille dans ce métier, ça a ses avantages. Devant celles en difficultés par exemple, en rupture de banc avec la société. Dans ces cas-là, mes collègues m’envoyaient en éclaireuse et je dénouais les plis, tant que je le pouvais, des affaires qui auraient mal tourné sans mes astuces de sale garce.

Le bachot roulé en boule dans ma poche, depuis deux ans, et sans autre projet que les mecs, me la couler douce et la belle vie, j’étais plutôt directe. Pas mal agressive aussi — demandez à ma mère et à ma sœur. A vingt-deux ans, j’avais un physique de tueuse et de mercenaire. Les directeurs de casting que je croisais à l’époque dans les rues de Paris étaient borgnes. Je ne vois pas comment expliquer autrement leur manque d’attention à mon égard, car je suis créole, métissée indien des îles, juive, et black issue de l’esclavage — mais émancipée depuis longtemps, comme l’indique la statue de Joséphine qui se dresse sur la place de la Savane à Fort-de-France, récemment vandalisée et décapitée. J’étais une reine assez jolie, en tous cas, pour les facilités, les ordres et des sautes d’humeur que mon entourage supportait sans problème — sauf ma mère et ma sœur. Mieux roulée que le genre de cigarette, toute biscornue, que se préparait ma mère pour tenter d’arrêter de fumer. Et pas dans ce grain de papier chiffonné, trop scolaire, je l’ai dit, qui traînait au fond de mon jeans taille basse et paillettes à cinq Euro, qui était, hors du travail, mon autre uniforme pendant ces années de pirates et de galères. Malgré une éducation dans les règles sur le plan religieux — encore un truc de ma mère —, on ne peut pas dire que mes affaires se menaient de façon très catholiques : avec le prêtre qui nous faisait le catéchisme à l’aumônerie derrière Notre-Dame-de-la-Croix-de-Ménilmontant, c’était expéditif et impulsif, toutes griffes dehors, et en criant. Après, si je voyais que je m’étais trompée ou alors que j’avais fait une erreur, je parlais un peu moins vulgairement — juste un peu. Je n’étais pas une mauvaise fille, ce n’était pas ça. J’étais sauvage. C’est autre chose. Ma mère disait que ça venait d’une vie antérieure. Mon enfance et mon caractère pesèrent plus que lourdement sur moi, en m’envoyant dans des retranchements peu fréquentables de mon âme. Comme les autres membres de la famille tant que nous vivions encore sous le même toit, c’est-à-dire pendant la moitié de mon existence, j’ai subi la violence de mon père. J’étais un nénufar en équilibre sur un étang, recouvert de feuilles et de branches cassées après le divorce orageux de mes parents.

C’est après une de ces disputes avec ma sœur que j’en ai eu l’idée. Ma mère, qui ne parvenait plus à nous séparer depuis quelques temps, téléphona aux flics ce soir-là. Les deux mecs balèzes rappliquèrent aussitôt, et une meuf comme moi, habillée tout en bleu. En entrant dans l’appart’, elle plongea son regard en moi, directement. Bien que super maquillée et avec des cheveux courts, défrisés, qui lui allaient carrément mignon, son visage sans expression me glaça. C’est ce que je me suis dis en discutant avec elle, seule à seule, quand elle m’interrogea sur ma version de la soirée. La bouture prit en une seconde :

— Toi, t’es blindée, c’est ça que je veux devenir.

Cette idée s’incrusta et lança ses racines comme Spiderman s’élance dans le vide entre deux immeubles de Manhattan. Et j’ai vécu comme ça des années ; j’ai bien aimé la liberté, le grand air, les cours de judo et les tours en vélocross rutilants, les sandwichs achetés dans des boulangeries de quartier qui nous recevaient royalement… et les tirs au pistolets, occasionnels, dans Sarkoland

Jusqu’au soir où j’ai dû retourner chez moi, à Belleville, dans l’immeuble où nous habitions autrefois. Au même étage. Dans mon appartement. Celui où j’avais vécu avec ma mère, ma sœur et mon père, pendant des années. D’autres vivaient là, et pourtant, du côté de la flicaille maintenant, je découvris la même histoire. Les mêmes angoisses, les mêmes larmes, les mêmes traces sur les mêmes endroits du corps et distribuées par le même genre d’homme. Je n’avais jamais revu mon père depuis notre fuite, mais ce ne fut pas long avant de réaliser — avec horreur — qu’il n’avait jamais déménagé, ni changé ses sales habitudes et sa façon de vivre. Lorsqu’on atterrit avec mes collègues, mon père était parti depuis une quinzaine de minutes. On s’est occupé du gosse et de la femme, à peine plus âgée que moi d’après ce que j’ai appris dans le PV que nous avons rédigé pour elle. En fait, il était impossible de le deviner autrement, tant elle était amochée. Ce que valait sa compagne avant que je fasse sa connaissance, impossible de le dire non plus. Le mec qu’était mon père — je ne sais plus comment le désigner — s’était lâché pour de bon ce soir, car normalement, grâce aux enseignements des arts martiaux, il savait comment frapper sans laisser de traces. A vrai dire, tout ce qui le concernait, de près ou de loin, ne m’intéressait plus depuis longtemps. Quelque part donc, je me foutais de cette pétasse autant que de la pile de linge sale qui grandissait et prenait, chez moi, à mesure que les jours passaient, des allures de pieuvre vraiment envahissante.

— Je ne sais même pas si ce pauvre gosse est mon frère, ai-je pensé en refermant la porte de ce qui était autrefois ma chambre.

C’est après mon dernier tour dans l’appartement, qui n’avait pas beaucoup changé, que le premier choc se produisit. Quelque chose de vague, une coulée noire, une espèce d’ombre, une silhouette qui se tient dans un angle mort, derrière, en attendant de faire un sale coup. Et qui surgit.

Certains ont dit que tout était de ma faute. Que je n’aurais jamais dû rester. Ni accepter, d’emblée, de me rendre sur les lieux familiers, si chargés, de mon enfance. Que j’aurais pu refuser. Quelqu’un a dit que remonter là-haut, seule, était de l’inconscience pure pour un bloc-notes et des PV. Que rien, ni personne, ne m’autorisait à faire une chose aussi stupide. D’abord de les oublier, ensuite de remonter les chercher. Que saluer mes collègues en leur disant de décoller avant moi, était une erreur fondamentale que ne laverait jamais aucune justification. Mais comment expliquer à quelqu’un qui n’a pas senti, à huit ans, la main de celui que l’on aime s’abattre sur soi ?

Le lendemain, à l’hôpital, ma mère entra dans la chambre. En me voyant les bras bandés et le nez cassé, étendue dans mon lit, elle demeura figée tandis que montait en moi, enfin, quelque chose qui cédait dans mon dos, mon ventre, et mon cœur. Un point de tension incroyable qui lentement se fendillait et craquait comme un morceau de terre sèche, revenant à la poussière. Dans cette lutte étrange avec mon père, comme avec moi-même, qui dure depuis que je suis née, mes os se brisèrent un à un — laissant, bizarrement, une impression de libération, paradoxale pour n’importe qui d’autre que moi. Je me réveillai dans le noir, étendue au salon, sous l’aquarium. La grosse tortue qui dormait dedans, sur un lit de gravier verdâtre, y semblait moins perdue que moi. Comme si c’était moi qui était enfermée dans son cube de verre irisé. Sur le balcon d’où il avait glissé, mon gros chat, que j’aimais tant, me regardait en fronçant les yeux. Son pelage de vieux matou repu se bombait en ronronnant. A quoi le black-out de mon esprit fut-il dû ? L’angoisse, les souvenirs, tous les fantômes de passage à Belleville, au septième étage de cet immeuble qui en compte treize ? Du fond de l’univers, assise dans mon coin sur quelques grains de résine multicolores, bleus, jaunes et verts, que ma mère brûlait là et oubliés de tous, j’ai longtemps pleuré et attendu. J’avais posé mon ceinturon par terre, avec mon arme à mes côtés, et ôté mes gros rangers. Il était 5h12 lorsque j’ai entendu le bruit de l’ascenseur, celui qui nous faisait tourner la tête et frémir, avec ma mère, quand il rentrait. Je m’en souviens, parce qu’à droite de l’entrée, comme avant, l’horloge digitale me renvoya son éternel retour à la gueule. Son retard et son humeur imprévisible, à jamais indéfinis et flous, qui changeaient sans cesse en nous terrorisant. Qui tournoyaient à vide, comme les ratées de l’embrayage sur l’échangeur, avec la menace de se faire exploser d’une minute à l’autre. Mais devant et derrière, l’autoroute était vide.

Sous mes yeux, ses clefs déverrouillèrent encore une fois cette porte, après cinq années d’évitement et de silence, en scellant nos retrouvailles. Son visage et ses yeux vides apparurent dans la nuit, comme ceux d’un mort, du sang partout sur ses vêtements. En faisant un dernier pas, comme par-dessus le garde-fou d’un pont, je me jetai sur lui. Et je suis tombée, avec tout mon bagage. Tout ce que j’avais appris pendant mon entraînement à l’Ecole de Police. Le gun dans la main gauche — je suis gauchère —, la matraque dans l’autre, les pieds nus.


Ma mère me serra dans ses bras, comme mon père ce fameux soir. Mon uniforme de flic était rangé quelque part dans ce grand hôpital du XXe arrondissement de Paris, mais après ce qui s’est passé, jamais plus je ne le retrouverai. Le sang dessus ne partira pas.

— Tu te souviens quand les flics sont venus vous séparer, Papa et toi ?

— Oui, deux voitures ont été nécessaires avant de seulement imaginer pouvoir le maîtriser…

— C’est moi qui l’ai fait, cette fois, à leur place. Je me suis protégée en mettant mon âme avant mon corps.

En entendant cela, en retenant sa respiration, ma mère ferma les yeux.

L’âme avant le corps… c’est fini, oui, je le sens, c’est sorti de vous… de lui aussi.

Mon père ne m’avait pas touchée.

Court métrage, 2

en attendant
court métrage

disponible en 2020

Sophie Hanagarth en 1992. Un film de Jom Roniger sur les trace de Let's Get Lost, réalisé par Bruce Weber, avec Chet Baker. Caméra, Jérôme Bétant. Son, Matthieu Ramsauer. Montage son, Bénédicte Beauloye. CH-F, 16 mm N&B, 8', 1994.


Court métrage, 1

aux filles du feu de Gérard de Nerval
court métrage

disponible en 2020

Façon Bande à part de Jean-Luc Godard, s'agissant alors de la visite éclaire du Musée du Louvre, une adaptation du chef d'œuvre de la littérature française en onze minutes seulement. Avec Sarah Chaumette dans le rôle de la comédienne, et Jom Roniger, le réalisateur du film, dans celui de Gérard. CH-F, 11', 16 mm N&B, 1990.