vendredi 6 août 2010

Diptyque

La dynastie du sexe, nouvelle, plan serré, 1 — Il n’était pas supportable de combattre seul. Tout supporter, seul, dans son coin. Ses enfants étaient seuls, sans lui, et lui était seul, sans eux et sans personne à qui parler. Mais parler ne servait plus à rien. Il n’en n’avait plus envie. D’abitude il parlait beaucoup, à ses amis, à sa famille, aux inconnus croisés dans une file de cinéma ou à la boulangerie, ou avec un voisin. Il parlait de rien, échangeait une phrase contre une autre qui leur prouvait, au moment où elle était énoncée, que la vie valait d’être vécue et qu’elle était simple. Ce n’était plus ainsi. Il ouvrait ses yeux vers cinq ou six heures, guettait la lumière derrière les volets, qui lui indiquerait le moment de se lever. Dans ces minutes qui s’éternisaient inutilement, ni dans le sommeil, ni dans l’action, tout son corps vibrait au rythme du sang dans ses veines, qui battait sa tête, ses pieds, son ventre, sous sa peau — ba-bam, ba-bam, ba-bam ! —, comme de funestes tambours lors de rites magiques sur des terres asséchées, mortes — ba-bam, ba-bam, ba-bam… Plus question de manger quoi que ce soit dans ces conditions. Il finissait par se lever vers sept heures et demi, prenait un verre de café en poudre, une Wasa avec du beurre dessus, se douchait, et il s’en allait. A chaque inspiration, il devait se concentrer pour ne penser à rien d’autre que respirer, puis l’air sortait de lui et il tremblait.

Chaque minute depuis lundi était un sale moment à passer. Lundi, vingt-trois heures quarante-cinq, devant la porte d’Enid qui était rentrée de vacances le soir d’avant, comme lui :

— Non, pas ce soir. Pas maintenant. Bonsoir…

Ça faisait quatre semaines qu’ils ne s’étaient pas vus, ni serrés dans les bras. Cinq mots qui sonnaient le glas de son amour : elle ne voulait plus de lui. Mais d’après elle, ils n’avaient pas rompu, simplement elle ne voulait pas de lui cette nuit. Elle le rappellerait le lendemain, ou plus tard. Comme il ne comprenait pas ce qui leur arrivait, elle répliqua qu’il prenait tout de façon dramatique :

— Nous continuerons à nous voir, demain, peut-être, ou la semaine prochaine… Non, je ne veux pas que tu m’embrasses.

Depuis, il était dans le vague. Suspendu sous un pont, dans le vide, à une corde de piano qui lui sciait les doigts. S’il lâchait, il tombait, et s’il continuait de tenir, la douleur devenait de plus en plus insupportable. Et personne pour le voir ou pour l’aider. Les trains passaient dessous, indifférents, et l’un d’entre eux finirait bien par l’écrabouiller quand il tomberait. C’est ce qu’il se disait depuis trois jours. Ayant perdu le sens de l’équilibre, ses oreilles sifflaient et il avait mal à la tête, depuis trois jours.


Maintenant la main caressait son corps, son sexe en érection, et c’était bon. Lentement. Quelques mots de douceur accompagnaient les gestes de la main :

— Ne t’inquiète pas. Ta peau est douce. Tes cheveux sentent bons. Mmmh… comme tu es beau…!!

L’autre main tirait ses cheveux, comme on le fait avec un animal, et les poils autour de sa verge. Elle serrait son épaule, son cou. Deux doigts pinçèrent sa poitrine et il faillit venir. Les mouvements s’arrêtèrent net. La main était attentive. Elle savait comment avancer et décider les choses. Ensemble, marier en elles douceur et puissance. Puis le bonheur de se laisser aller, de se laisser faire, continua. Ces mains étaient sans commune mesure avec celles d’Enid. C’étaient des mains qui travaillaient et le tenaient. Pas des doigts hésitants, aux extrémités moites, sans vie. Son épuisement des jours précédents faisait qu’à chaque instant il soupirait ou gémissait. L’intensité de ce qu’il ressentait sortait alors, délicatement, de lui, et s’entendait comme le murmure de la rivière. Sa souffrance, autant que l’apaisement soudain disponible dans cette chambre, s’évaporait de lui, lentement, très lentement, comme de l’eau au soleil, dans le fond d’un verre sur une terrasse, laissé là, oublié. Et cet astre chaud, c’était la confiance retrouvée. Le soleil, c’était l’amour, la chaleur humaine dans un instant fragile tandis qu’il n’attendait plus rien de la vie. La main s’arrêta encore, écartant ses cuisses d’homme, velues, et caressant alors son ventre, comme pour s’excuser de cet abandon et de cette perte, qui n’en était pas une. Un point positif depuis qu’il s’était séparé de sa femme, il avait maigri.

— Quel âge as-tu, je n’arrive pas à savoir ?

— Trente-neuf ans…

— C’est incroyable. On ne dirait pas. Tu es exactement comme moi.

— Quel âge as-tu, toi ?

— Trente ans… tu emploies souvent des cosmétiques ? Comment fais-tu ?

Comme les mains à présent glissaient vers son dos et ses fesses, velues également, en le retournant sur le ventre avec délicatesse, mais fermement, l’émotion l’empêcha de répondre négativement quand il sentit les doigts entrer en lui — il se laissa faire —, avec une crème qui faisait du bien, et changer en soi la dynastie du sexe. Puis après avoir tourné la tête une dernière fois sur son épaule, pour regarder l’homme derrière lui, il la laissa retomber dans l’oreiller, abusé par l’alcool et le reste, dans un souffle d’abandon, le premier de la sorte. L’autre homme vit un éclat dans ses yeux, sans deviner ce qu’il signifiait. Très ému lui aussi, il était totalement séduit. Tombé amoureux, ce soir, du désespoir et de la générosité de son partenaire.


Ses fesses étaient blanches, quand tout le reste du corps était bronzé, superbe. Il venait de rentrer de vacances, dans le Sud, avec sa mère et ses deux enfants, lui avait-il dit. La trace du maillot de bain était une cible. C’était bon. Comme si l’instant ne devait jamais cesser et eux ne jamais retomber sur terre. Aller, venir, et revenir, dans cette vie, dans l’instant, puis une autre vie, et encore une autre.



Sex dynasty, nouvelle, plan large, 2 — Quoi de plus banal qu’une séparation ? Un homme, une femme, qui ont fait l’amour une fois, deux fois, trois fois, ou plus, dans une nuit ou pendant des années, un an, deux ans, vingt ans, mais qui ne le font plus. Ils n’en ont plus envie. Parfois, dans les séparations douloureuses, l’homme ou la femme voudrait encore, mais l’autre non, plus du tout. Un morceau du couple n’en a pas envie. Il ne le supporte plus, c’est devenu totalement impossible, épidermique. Alors le lit devient trop petit et le canapé du salon une solution, ou un matelas roulé et des couvertures dans la chambre des enfants. Et de grès ou de force, il faut envisager la séparation. Elle s’impose d’elle-même. En l’organisant quand elle est plus ou moins acceptée, ou en fichant le camps, sans demander son reste. Laisser les factures impayées, le nom sur la boîte au lettre et les clefs à l’intérieur pour bien montrer qu’on ne reviendra pas.

Parfois avant de faire le premier pas, l’aide d’une tierce personne est nécessaire, incarnant soudain le renouveau de l’amour, le plaisir sexuel et, à défaut de l’harmonie aussitôt retrouvée, une certaine avance sur soi. Tout est noir, mais il faut bouger. Sinon le poison s’insinue partout, comme de l’encre qui se renverse, et c’est la dépression. Parfois, les tentatives de suicide, plus ou moins abouties selon le degré, les facultés, la situation et les réserves de chacun.

Il y a ceux qui partent définitivement, rayés de la surface de la terre, ceux qui claquent la porte sans rien dire, et ceux qui restent à cause des enfants et qui s’organisent tant bien que mal une nouvelle vie. Ces derniers, en apparence, sont les plus raisonnables.

Il faisait partie de cette catégorie raisonnable, les enfants à mi-temps chez leur mère, et lui, tigre rôdant là où bon lui semblait pour se reconstruire, en solitaire, n’emmerdait plus personne depuis environ trois mois. A part lui-même, tous les matins, en se regardant dans la glace.

— Que vais-je faire de ma vie ? se disait-il en se rasant avant d’aller à son nouveau boulot, qu’il venait de commencer.

Il était encore à l’essai. Les gosses était en vacances, très loin, et il n’y pensait presque plus. Sauf quand sa femme l’appelait pour se plaindre, lui demander deux cents Euro, et lui rappeler qu’il était un salaud. Tous les étés depuis qu’il avait des enfants, il s’était laissé pousser la moustache, à la Gable, les poils n’étant pas son fort, sauf sur les cuisses et les fesses. Sautant d’une génération vers ce type de front très en arrière, visible sur les photos des grands-parents paternels et maternels, et à la différence de son père qui, à soixante-trois ans, avait une belle tignasse d’homme à femmes et une grosse moustache à la française, qu’il lui avait toujours connue, lui perdait tous ses cheveux, de plus en plus rapidement, et en masse. Pendant des années la moustache fut donc un hommage vers ce père presque inconnu, dont il se sentait pourtant très différent. A présent qu’il abandonnait à son tour le domicile conjugal, ce postiche estival le rapprocha encore de lui, comme la confirmation de ce qui devait arriver : son père était un salaud, et lui aussi avec les années s’était octroyé ce privilège typiquement masculin. Pour une bonne quantité de femmes, les hommes sont des lâches qui n’ont que ce qu’ils méritent. Ayant trop de fois porté le masque, l’hommage vira cet été-là en une sorte de carnaval. Brusquement, de façon inattendue, les rôles et les genres s’inversèrent dans sa tête. Depuis trois mois il était amoureux d’une fille qu’il ne voyait pas assez à son goût, ça lui détruisait le système, alors sous le coup d’une impulsion, avec sa petite moustache, il se décida, un beau soir, à considérer sa vie sous un angle radicalement différent. Pour tenter, de par le futur, un tout autre genre d’expérience. Celles du père au foyer qui s’occupe des enfants en bas âge étaient derrière lui. En se jurant d’aller jusqu’au bout dans cette autre direction, franchement, sans se dégonfler. En se jurant de ne pas flancher avant, pour voir ce qui se passerait et ce que lui réservait le destin d’un homme meurtri par l’amour, par les femmes et leur libido incompréhensible — il y a celles qui baisent et celles qui ne veulent pas, ou presque jamais, mais dans les deux cas au détriment des hommes. Avant qu’il ne soit trop tard et ne perde tous ses cheveux.

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces conneries avec mon père qui préférait mon frère, qui rechignait à me faire répéter mon allemand — sa langue maternelle pourtant —, ou mon fils qui doit aller à ses cours de violon juste quand j’ai les moyens de voir une fille, comme si sa mère était le seul et unique bon coup dans ma vie ! Comme si j’étais à elle. Comme si j’étais sa chose.

Non, c’était terminé tout ça, c’était fini…

La première semaine après ce fameux soir, il parvint à se maîtriser pour ne pas rappeler la fille. Elle valait vraiment le coup, c’était indéniable et il ne regretterait jamais les quatre nuits dans son lit, mais elle compliquait les choses au lieu de les simplifier. Son fils était probablement le seul homme de sa vie, et leur histoire se termina d’elle-même, sans laisser aucune place à rien de spontané et de réciproque. Sans un mot d’adieu. Pendant ce temps, comme dans la chanson des Beatles With a little help from my friend qu’il pouvait pratiquement chanter d’une traite en en savourant chaque mot, par cœur, sans aucun effort, il se concentra sur ses amis. Au bout d’un mois, dans la rue ou au travail, il ne regardait plus que les hommes, en essayant chaque fois de s’imaginer dans la peau d’une femme, afin de bien estimer leur sex-appeal. Pourquoi cet homme plutôt qu’un autre ? L’importance de l’âge, de l’humour, de la propreté ou de l’élégance et du naturel. L’importance du caractère, du métier, et du pouvoir. L’importance, avant toute chose, de la décontraction — que l’argent procure, mais pas seulement. A près de trente-neuf ans, deux enfants, il s’interrogea sur ses besoins sexuels. Dans quelle mesure et dans quelle proportion tous les efforts à fournir, et l’argent, étaient vraiment récompensés ? Le plaisir procuré par l’acte en lui-même valait-il sincèrement toutes les déconfitures après coup, et la déception ? L’ennui, la honte, l’angoisse terrible s’il y avait le moindre doute et si, dans le feu de l’action, l’on n’avait pas pris ses précautions ?

Il traversa ces jours, comme sur des rails, le nez plongé dans ses affaires et, une semaine sur deux, dans celles de ses enfants. Les nouveaux cahiers pour la rentrée, les factures de la cantine, le Jardin d’Acclimatation et la Cité des Sciences pendant les week-ends. Il n’y a rien à en dire. Surtout pas les coups de nausées, qui l’assaillaient à son réveil quand il était seul, ou avec ses enfants. Chacun connaît ça un jour ou l’autre. Un moment dans sa vie, vers trois heures du matin.

C’est arrivé dans le quartier du Marais, dans un bar gay à deux pas d’un Starbuckle. Mettant en pratique la phase deux de sa nouvelle philosophie — en laissant venir, il ne s’était rien passé jusqu’à présent, alors il entrait dans la seconde phase de son plan, la période de chasse proprement dite —, il s’était approché du bar, au hasard, pour commander une bière. Tout s’enchaîna ensuite avec une rapidité remarquable. Ce qui lui prouva, au moins selon son histoire à lui, combien il y avait de marge entre un homme et une femme considérés en tant que proie. Les deux hommes jouaient d’égal à égal, franchement. Sous la surface des mots, l’enjeu était visible, simple, direct. Ils guettaient tous les deux le moment où ils seraient d’accord, en envoyant les signes nécessaires et les confessions d’usages sur les livres, les films, ou les activités préférées comme de manger, faire des excursions en montagne, ou se dorer à la plage quelque part en Italie ou en Grèce. L’homme était blond, des yeux bruns, avec un sourire de connivence et l’air enjoué des homosexuels qui aiment la vie, la culture, et savent en jouir sans trop de problème. Nous sommes à Paris, et ce type avait largement de quoi vivre, dans l’opulence et sans frais rapportés comme élever des enfants ou s’occuper d’une vieille mère. D’ailleurs, lui, sa mère était morte et il venait d’hériter, en plus, de sa maison en Normandie. Ils parlèrent de cette région pendant dix minutes. Ses grands-parents, qui vivaient près de la maison, étaient catholiques, mais ça le les empêchaient pas de l’accepter tel qu’il était, avec ses amis de passage. Il était invité, s’il ne savait pas quoi faire.

— Je trouve que ça te va très bien cette moustache, lui dit-il au moment de payer la série de consommations. Laisse, c’est pour moi. Tu payeras la prochaine fois. Ton air innocent me compense largement. Les humeurs de tes finances, les hauts et les bas, cette fille dont tu es amoureux, et qui te complique singulièrement la vie, tout ce que tu m’as raconté ce soir s’est en allé très loin de nous. C’est presque oublié. Même le suicide de ton oncle, quand tu avais un an, et sa légende qui te rattrape le soir où cette fille t’a laissé en plan en rentrant de vacances, alors que vous ne vous étiez pas croisés depuis des semaines. Comment peut-on te laisser en plan, toi, avec cette moustache si raffinée, si érotique ?

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit et moi qui ne suis pas du genre suicidaire, j’ai quand même vaguement deviné ce qu’avait vécu mon oncle lorsqu’il était allé rejoindre sa copine, en Norvège, et pourquoi il s’est jeté d’un pont, sous un train. C’était concevable tout à coup. Tout est possible. La vie est ennuyeuse, en apparence. Il me manque quelque chose. Il suffit d’un instant plus fort que les autres et dans un moment…

— Viens, on y va… moi, je suis là.

Plus tard, il se rasa la moustache, mais ce fut ainsi qu’il entra, pour la première fois, dans la dynastie du sexe et des échanges uniques, entre hommes, entre soi. Mais cela n’y changea rien. Il était encore amoureux d’elle. Il était triste. Il la croisait dans la rue. Il la voyait sortir de l’école avec son fils, et tant qu’il ne serait pas passé à une autre chose, au-delà du plan sexuel, il souffrirait toujours, toujours, du vide laissé par elle, inscrit en lui comme la trace du chat sur l’édredon, qui se lève et quitte soudain le lit, sans jamais que l’on ne devine pourquoi, ni où il s’en est allé.