vendredi 25 juin 2010

Le cheval de l'Indienne

nouvelle

Incapacité à aimer. Incapacité à jouir. C'est la femme qui se refuse et non pas l'homme à incriminer parce que seulement flasque, ou trop dur, informe dans son état de juvénilité bouillonnante, de sénilité précoce, informe parce que toujours trop riche ou trop pauvre, insidieusement beau, disgracieux, etc. — est-ce vraiment une différence ? L'homme arrive dans une voiture rouge décapotable. Il se parque devant le chalet de montagne dans lequel une Indienne demeurant ici à la semaine va lui servir une fondue, dans un instant, une fois installé autour de la grande table en bois massif sous les fenêtres. Il pleut à verse. La salle est pleine d'individus, mais l'Indienne le remarque immédiatement avec son gros cigare qu'il éteint en entrant, laissant sa voiture rouge fumante derrière les fenêtres parce que la pluie se transforme en vapeur d'eau en tombant dessus, immédiatement, à cause de la chaleur du capot. L’Indienne ressent cette même puissance qui fait sortir d'elle, soudain, de la sueur, mouillant ses aisselles avec la même frénésie que la pluie à verse dehors, car son travail de serveuse est arasant, épuisant. Elle se tue au travail, parce que c'est nécessaire dans son cas. Quand la nuit vient et que tous et toutes se sont en allés, elle demeure ici, seule dans sa chambre qui donne sur l'arrière pays, sur la montagne verte derrière le chalet comme dans une comédie musicale made in India. Le rouge de la voiture de sport, et le vert de sa retraite dans la montagne pour gagner de l'argent avant de partir en vacances, ces deux couleurs iront bien ensemble, songe-t-elle en regagnant les cuisines pour passer commande d'une nouvelle portion de fondue. Celle de l'homme. Ils échangent des regards. L'homme n'est pas seul. Avec son père probablement. Comme n'importe quel homme, il admire aussi le regard de l'Indienne. La différence d'âge est énorme, de statut et de peau. Après la fondue et les bouteilles de vin blanc suisse, l'Indienne les regarde remonter dans la voiture, puis descendre dans la vallée, rejoindre la ville. « J'ai encore tout foiré », songe-t-elle en rangeant les casseroles, en essuyant les tables, en fourrant les sacs poubelles pleins dans la benne à ordure derrière le chalet et le parking vide et désolé, a-t-elle l'impression, malgré la majesté du lieu et de l'heure bleue, du silence, et du vent dans les branches de sapins magnifiques. Livrée à elle-même dans sa chambre de nuit, inutile, l'Indienne se sent grosse, sale, moche, pauvre, et abandonnée de toutes et de tous… quand une déchirure se fait entendre dans le silence nocturne — le bruit d'un moteur puissant — celui de la voiture de sport rouge qui était là tout à l'heure. L'Indienne saute de son lit et passe sa tête par la fenêtre : tout au fond, les lumières dans la vallée, scintillantes comme une rivière de diamants, et devant, chassant la nuit au pied du chalet, les phares de la voiture faisant comme une chorégraphie, avant de s'éteindre. A nouveau, le silence reprend son règne, mais sans la pesanteur déjà ancienne quand elle avait vu la voiture s'éloigner et les deux hommes partir sans se retourner vers elle qui était pourtant sortie du chalet, comme dans un dernier élan d'espoir que leur silence justement méprisait et salissait. Ce n'était plus pareil maintenant. Rempli de promesse et terriblement sensuel, le silence était étourdissant dans sa tête, comme le bruit d'un glacier qui craque. L'idée de l'homme, dans la voiture, immobile, revenu pour elle, était insoutenable. Cette idée dura cinq ou dix minutes pendant lesquelles elle demeura immobile, comme le silence ou le glacier dans sa tête. L'homme et l'Indienne ne se voyaient pas, mais ils savaient tous les deux que l'un et l'autre étaient là, présents et disponibles. L'Indienne posa une main sur son sein pour sentir et savourer les battements de son cœur affolé, puis entre ses cuisses nues qui se posent là dans la chaleur du survêtement molletonné lui servant de pyjama. Elle changea de culotte, hésita un instant devant le jeans et son bas de pyjama, toujours sur la chaise, qui serait comme un raccourci entre eux. Il soulèverait les draps de son lit, s'allongerait auprès d'elle sans un mot et sans un mot toujours la dévêtirait de son bas de pyjamas pour la pénétrer en arrachant son haut, son chemisier à fleur, celui qu'elle venait de sélectionner parmi ses affaires propres. Elle enfila le jeans, puis ses bottes en cuir croûté pour descendre les escaliers en bois dont chaque marche résonna dans la nuit comme un coup de trique sur une selle de cheval, avec la violence d'un cavalier déjouant sa hargne contre lui-même, sur du cuir plutôt que sur la croupe de sa jument innocente. Elle se sentait comme une jument à tenir, à diriger pour se faire saillir. L'homme entendit les coups de bottes dans les escaliers. Il reconnut l'Indienne de tout à l'heure, sa silhouette généreuse s'avancer vers lui sur le parking, ondoyant, la question de la masse ne comptait pas, comme celle d'une chatte en chaleur. C'était évident depuis le départ. Cette silhouette le fit sortir de la voiture et l'emmena vers un banc, plus loin, sous un sapin, qui dominait la vallée. Elle dégrafa le pantalon de l'homme pour découvrir son sexe comme un champignon délicat dans un sous-bois, frémissant, qu'elle couvrit d'une rosée de bave. L'instant était plein, comme sa bouche et son insatiabilité d'outsider aimant le sexe des hommes. Après, l'homme embrassa goulûment l'Indienne, non pas pour récupérer ce qui lui appartenait, ce qui était manifeste puisqu'il s'était répandu sur son beau visage de femme, mais pour lui montrer que rien ne le dégoûtait, pas même son foutre sur sa langue, ne faisant qu'un seul corps avec elle, même après sa jouissance sur elle et cette impression de domination en la regardant plier et se soumettre sans un mot. C'était désormais le temps et le retour de l'homme. Etendue sur le banc, cela lui plaisait énormément de sentir l'homme qui la léchait à son tour, partout, l'étirant par les pieds comme un gros morceau de viande sur un étal. Dans l'intérieur de ses fesses, il fourrait sa langue ou ses doigts, tandis que ses mains à elle, s'étirant librement en étoiles, s'accrochaient au bois pour le laisser faire et se concentrer sur ce qu'elles ressentaient — toutes les femmes à l'intérieur d'elle. L'Indienne souriait dans la nuit. Chaque doigt de pieds, sa main, son bras, ses jambes en croix au point de hurler. Fermant les yeux, ouvrant les yeux pour admirer comment l'homme s'acharnait sur elle, comment il la mangeait et comment il aspirait ce qui s'écoulait d'elle par flux et par vague sismique — comme un tremblement de terre. Enfin, il l'envahit avec rudesse, mais l'Indienne avait besoin de ça, manifestement — comme d'être battue à froid parce que cela faisait trop longtemps qu'elle ne ressentait plus rien dans sa vie, qu'elle était comme morte. Il fallait la réveiller, à tous prix et par tous les moyens, en lui tirant les cheveux et en lui mordant l'épaule jusqu'au sang. Le lendemain, elle admira les traces sur sa peau comme un trophée après une traversée du désert. L'Indienne était à nouveau seule, mais dans la chambre d'un hôtel de luxe à Genève. Elle téléphona à Cynthia, chez qui elle devait passer le week-end, ne sachant pas encore s'il fallait lui dire d'annuler ou non. Elle ne dit rien de l'endroit où elle était, la chambre d'hôtel, les verres d'alcool et les cadeaux qu'elle avait reçus, qui lui faisaient tellement de bien même si, elle pouvait s'en douter, cela ne durerait pas. L'homme rentra dans la chambre, lui indiquant d'un geste de raccrocher. Il était temps de s'en aller, il était midi. Il lui expliqua le longeron de la voiture à faire réparer à cause du trajet dans la montagne pour la rejoindre. « C'est quoi ce truc ? fit-elle sur la défensive. — Tu te souviens quand nous avons croisé le Pick-up dans le tournant ? J'ai reculé et j'ai foutu en l'air mon bas de caisse. Je ne parle pas de ton cul, ni du mien du reste, mais celui de ma bagnole. C'est mieux dit comme ça, tu comprends ? Allez, on dégage… » Elle se souvenait du l'ourson en peluche derrière son siège, et d'un vieux biberon c'est vrai dans cette bagnole hier, avec des traces de lait séché. Le déjeuner fut encore plus bref que le geste dans la chambre lui signalant leur départ et le bref cours de mécanique auto gravé sur le bouton de manchette en or de sa chemise, à son poignet droit, avec sa main pour se branler. L'homme lisait son journal en ne lançant qu'un œil distrait sur elle et tout ce qu'elle lui disait, ses projets à l'école du cirque, les livres qu'elle aimait, combien elle appréciait le vin et la disposition des tableaux dans le grand salon-restaurant sur le quai des Bergues. L'homme ne l'écoutait pas, mais cela ne faisait rien, l'Indienne n'était pas triste. Quand vint la proposition de la raccompagner, la jeune femme refusa sans l'ombre d'une hésitation, ce qui ralluma le désir de l'homme et sa flamme, encore une fois, à l'inverse de ce qu'elle ressentait. Il insista lourdement. Il lui donnait la nausée à présent. « Notre histoire est finie, répliqua-t-elle, ce n'est pas la peine d'en rajouter une louche avec ton pognon et ta soi-disant disponibilité — pire, ta grande classe de vieux porc et ta façon de parler en hurlant, cette tête de Bozo le clown j'en suis sûr si tu n'avais pas ton rasoir pour te caresser le choux tous les lundis matin ! Comment peut-on être aussi vulgaire ? Si je veux, je peux aussi parler comme toi… » L'homme éclata de rire, et elle aussi, c'était finalement réussi. « L'homme a le goût de la conquête, fit-il, la femme celui de la domination. Ainsi sont-ils faits pour s'entendre… Ne fais pas cette tête-là, je viens de le lire sur un coin de mur au troisième sous-sol de l'hôtel. — De quoi, où ça ?! — Ben, dans le parking. » Ils s'étaient accordés, une fois encore, et ils avaient dansé. La nuit suivante, dans sa chambre, de retour dans son morceau de pyjama molletonné, en pilou aurait dit Cynthia, elle admira le ciel sans penser à rien. Elle avait vingt-quatre ans. Un diplôme de l'école de marionnettes à Charleville-Mézière, la ville de Rimbaud, et quatre mille deux cents francs sur son compte du Crédit Suisse à Genève, plus neuf cents euro à Paris où elle se rendrait en septembre. Elle se dit que ce n'était pas si mal. Que l'été finirait bientôt et qu'il fallait encore profiter de la nature alentour, des montagnes, de l'eau de source à cinq cents mètres du chalet. La semaine passa dans un affairement touristique reluisant et lucratif à la mesure de cette sueur qu'elle produisit en aller-retour incessants entre la grande salle en bois où s'entassaient les clients, qui lui collaient à la peau comme sa sueur, et la cuisine replète remplie de fromage râpé, qui lui faisait penser à son intérieur à elle, inside her, de bonne qualité, d'un goût rare comme ce lait de montagne et nourrissant, mais indéniablement trop salé et gras sur une semaine entière de ce régime détonant, encore une autre après, etc. A la fin de son travail, elle s'installait sur le banc sous le sapin et elle ouvrait un livre de poche en souvenir de ses études de lettres inachevées. Le droit, étudié tout de même pendant une année, elle n'y songeait plus guère. Trois semaines plus tard et le même nombre de gros romans russes, elle finissait un essai sur la question des genres en tant que rôle, Trouble dans le genre, traduit par sa copine Cynthia. C'était difficile à lire et ennuyeux, mais elle s'accrocha en se disant qu'elle y gagnerait bien quelque chose, à force d'effort redoublé et d'une assiduité, d'une opiniâtreté, à la hauteur de ce qu'elle déployait comme serveuse. Elle pouvait bien faire ça pour son humble cervelle de moineau terrorisé et ignorant devant la montagne de connaissance dont elle s'était détournée pour d'autres horizons, sur les traces, mine de rien, de l'immense poète français originaire de Charleville-Mézière. Et c'est alors que l'homme passa, avec un sac sur le dos, les cheveux en casque. Ils se saluèrent. L'Indienne le regarda déposer son sac contre un banc, puis entrer dans le chalet. Elle referma son livre, c'était l'heure de retourner travailler. Elle servit un café à l'homme qui compta ses sous dans le porte-monnaie pour la payer. L'Indienne repoussa crânement ses sous sur la table, en posant un billet de cinquante francs à la place. Comme l'homme ne comprenait pas, elle dissout l'ambiguïté de son geste en détournant son attention : « J'ai trouvé ce billet dans un bancomat en retirant mon argent en ville hier, cet argent n'est pas à moi et je pense que vous en avez plus besoin que moi. Nous n'en feront pas cadeau à Benoît XVI ! » Le garçon éclata de rire. « Okay, je prends… » La jeune femme était heureuse. Lorsque vint le moment de repartir, il faisait nuit, le garçon avait remis son sac sur son dos, et elle lui indiquait le coin tranquille près de la source d'eau fraîche à cinq cents mètres au-delà du sentier par lequel il était arrivé. « Cet endroit est tendre comme le ventre d'une truie allaitant ses petits, vous verrez. Les truies, ça me connaît, je sais de quoi je parle. — Qu'est-ce que tu racontes ? — J'ai l'air d'une truie, non ? » L'homme était interloqué par la rudesse de son langage envers elle-même, contre elle-même. « Si tu as l'air d'une truie, alors moi je suis un porc, cela ne fait aucun doute, car personnellement je te trouve très mignon. A mon avis, tu ferais mieux de parler autrement de toi. Je ne sais pas quel est le connard ou la connasse qui t'a mis cette idée en tête, ton père, ta mère, ton grand frère ou ta grande sœur, ou n'importe quel Manta-matte dans son Opel Manta avec son téléphone portable et son agenda chargé comme un gros sac de merde qu'il ferait bien d'éviter, l'autre con, là, qui t'a mis martel en tête… » Elle l'aida à planter la tente à l'endroit convenu, doux et odorant comme son aisselle de jeune Indienne qui n'avait rien à cacher et rien à craindre, songea-t-elle en étirant son bras avant lui pour saisir le dernier mousqueton à planter en terre. Il était troublé, elle le sentait. C'était une veille tente, pas vraiment moderne, et cette étape leur prit du temps, même à deux. Pas le genre de truc qu'elle aimait faire normalement, il s'en était aperçu. Le garçon la raccompagna ensuite au chalet. « Il y a trois semaines, tu étais très différente. — Tu veux dire parce que je ne te calculais pas ? Une oreille décollée, accrochée plus bas que l'autre, et un nez de travers, ça doit rendre aveugle. » La serveuse qui sommeillait dans le corps de l'Indienne, prête à se réactiver dans le cercle fermé du chalet, leur proposa une bière, à tous les deux, et des cigares dans une vieille boîte. « Qu'est-ce que c'est que ce truc ? » lui demanda le garçon. « Tu fumes des Roméo, toi ? — Pas moi, ça me fait des trucs, ça m'affole, toi par contre… tu n'aimes pas ça ? » Le garçon rigola et choisit une bague — il y en avait plusieurs et de tailles différentes —, la bague en effet qui lui plaisait le plus. Elle brûla une allumette. Le garçon eut soudain un regard étrange, comme s'il pensait à autre chose, à quelqu'un d'autre soudain, mais elle décida de ne pas relever ce regard, de ne pas poser de question, préférant choyer cet instant de tout l'amour et de toute son attention de bonne truie, se dit-elle. Puis elle rectifia ses pensées en ajoutant, en chuchotant comme pour elle-même, la prière à l'Indienne que le garçon lui avait conseillée de faire : « Je vais choyer cet instant de tout mon amour et de toute mon attention de valeureuse princesse à la peau noire, détachée des hommes, apaisée et vivant dans l'abondance financière puisque j'ai un toit pour dormir et assez d'argent pour manger et faire des cadeaux à mes amis, à ma famille… » Le garçon fumait tranquillement, en fermant les yeux. Soudain une déchirure se fit entendre dans le silence, un bruit indistinct tout d'abord, puis affirmé ensuite — un moteur hurlant sur une côte et impatient. Soudain, la voiture était là, se plantant devant eux comme un cheval sorti brusquement d'un de ces romans russes qu'elle avait lus cet été. Un cheval rouge, puissant, fougueux, et insatiable comme une femme. L'homme qui avait fait cette trace sur son épaule sortit de la voiture en fumant. La femme posa sa main sur sa cicatrice, sur son épaule nue, son nez de travers et son oreille en décalage. Le garçon saisit son autre main, celle qui était libre. Et c'est alors que la jeune princesse indienne éclata en sanglot, se réfugiant dans les bras du garçon.