à Dominique Juliéno — Quoi de plus savoureux que le
hasard ? Ce mot surgira cinq fois dans le texte, six fois le mot « hasard ». J'étais mardi soir
occupé par un RV avec Patrice Leconte animant une master class,
mollement animée en vérité. Le « petit maître », encore tout
bronzé des vacances et ridicule dans ses Geox vernies annonçant un automne sans
aucune séduction ni physiquement, ni par l'esprit, devint franchement désagréable au moment de l'entretien privé : « Un
remake* des Valseuses ? — Oui, avec le petit frère de
Patrick Deweare ! — Qui fera Depardieu ? — Bébé-Deweare étant
énormément beaucoup plus gros que moi, il fera Gégé et moi je ferai Patrick !
— C'est impossible… — Et si je me laissais pousser les ch’veux, la p’tite
moustache ? — Non, non, c’est impossible ! » conclut Patrice
en tirant sur ses manches de chemise, dépassant de sa veste trop courte. Dans ma besace le Livre ouvert** de John Huston disait
l’inverse : « Parfois ce qui
semble impossible est la seule chose à faire. » Je décidai de filer doux, de foutre le camp, mais ne
devais-je pas auparavant écouter la nana « dans la distribution »
qui passait en seconde partie de soirée ? J’hésitais, ne devrais-je pas
rester et, bon soldat, continuer de faire le job ? Efficacité,
productivité, rendement… coup de fil de mon amoureuse qui m'attendait en
banlieue, avec notre petite fille de un mois : « Okay !
L'ambiance est pourrie, lui dis-je, c'est le moment de foutre le camp, de
sauter hors du wagon et j'arrive ! » A l’extérieur, divine
suavité, j’emplis mes poumons d’un air revigorant et me pressai aussitôt vers
la station de RER la plus proche. Chaque coin de rue me mettait en joie,
j’allais les revoir. Et si je prenais à gauche, par là, longeant l'église
St-Gervais/St-Protais animée par la lune ? Tenue par une confrérie de sœurs
et de moines musiciens et chanteurs cette église attire celles et ceux qui
aiment méditer, rêvasser sous une architecture baroque et aérienne. La ruelle
dans laquelle je m’étais engagé, longeant l’édifice d’un calme inouï en plein
Paris avant de déboucher sur la frénésie du GBHV, le Grand Bazar de l’Hôtel de
Ville, était pavée à l’ancienne et le charme de cette ruelle perdurait, malgré une
lignée d’urbanistes perdus à la cause et plus fous qu’aucun bâtisseur de
cathédrales. Un chat miaulait sur le toit de l’Auberge de la Jeunesse, le temps
n’existe pas. Suivant le claire de lune, un peu perdu donc, je m'engageai dans
la ruelle. « Qui a écrit Les Nuits d'octobre ? — Gérard de
Narval ! — Qui a filmé Les Nuits de la pleine lune ? — Le
grand Momo ! » Je me la racontai, j’entendais les cloches dans ma tête, quand soudain, coup de théâtre, ombre
et lumière, une silhouette connue, gracile, surgit de nulle part dans un joli manteau
vert (sic) qui imprima immédiatement mon cerveau. Qui est-ce ? Hein ?
Vraiment, c'est elle, comme dans le film ? Je me frottai les yeux. Il n’y
en avait qu’une à rencontrer par hasard, c’était elle, bingo ! Hasard
rohmérien de Marie Rivière ! Exactement comme dans Le
Rayon vert, l'inconnu nous adressait la parole, je m’agrippai à lui et le
saisis à la gorge pour lui énoncer mon admiration et mon amour. Le contraste
entre l’attitude de Leconte et celle de Rivière était sidérant. « Merci pour vos jolies paroles, fait-elle, puis-je prendre une photo de
vous ? » Nous échangeâmes quelques répliques expresses sur le
trottoir, mais elles étaient tendres et bienveillantes, des n° de téléphone, et
un selfie que la comédienne
prit avec son Adroïde. Enhardi, je lui proposai de récupérer le scénario
imprimé que Monsieur Bronzé-Ridicule venait de refuser une demi-heure plus tôt,
esseulé dans ma besace, requinqué maintenant entre les mains d'une égérie de la
Nouvelle Vague ! Réalisé en 1986 par Eric Rohmer, Le Rayon vert décrit une femme éperdue, lancée sur les routes de
France à la recherche d’un hypothétique dernier
rayon du soleil couchant, mythe ou réalité, sorte de Graal moderne, fruit
invisible d’un imprévisible hasard, objet de pèlerinage à inventer. « Je suis vivante, je suis autre, je suis ailleurs, je ne suis de nulle
part, hasard systématique, inscrit dans le récit et la façon
d’appréhender l’écriture de la vie, le tournage d’un film, finalement la vie
elle-même. » La caméra
de Marie nous captura. Alors je basculai dans l’autre monde, dans la matrice sur Internet en
publiant mon texte qui se cristallisa, se figeait dans l’esprit de mes lecteurs.
Le temps perdu s’étira encore, j’imaginai écrit sur le bandeau d'une courte nouvelle :
« D'après une histoire vraie ».
« Maintenant,
je voudrais remercier tout le wagon pour ce merveilleux voyage ! », fit le guitariste en passant parmi nous. Nous
étions dans le RER, plus que cinq stations et je plongerais dans les bras de
mon amoureuse. La suavité de sa voix imitait celle des chanteurs et aspirants
chanteurs à la télévision. La sonnerie de mon téléphone retentit. Appel masqué.
Je décrochai quand même. Impossible de savoir qui c’était. Le débit de mon
interlocuteur était extrêmement lent. « De quoi s'agit-il ? Allo ? »,
bredouillai-je sans obtenir aucune réponse. « Vieille église… contrat… comédienne…
chat… assurance… », au rythme d'un mot par station c'était difficile
de le suivre. Couvrant tout, le musicien jouait avec entrain, boosté par quelques
sous qu’il venait de gagner. Dans un tunnel la communication s'interrompit
brusquement. Je rangeai mon téléphone. Plus que deux stations, mon amoureuse
m'avait-elle laissé un message ? Je le ressortis du sac. D'un pouce
leste, je vérifiai mon compte. Je sursautai : APPEL MASQUE, ce n'était pas elle ! J'hésitai à
décrocher. Le télédémarcheur finirait
bien par se fatiguer, puisque je n'ai pas de messagerie. Mon téléphone sonnait,
encore et encore, alors je décrochai en décidant de m’amuser, lançant ma
réplique favorite avec le téléprospector
de base : « Comment vas-tu,
Zizi-moelleux ? Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas vu ?
Tu te souviens de Baby-sexuelle ? Nous étions toujours ensemble tous les
trois ! » Comparé à l’autre communication, la voix était volubile
et distincte à présent : « Tu as essayé, mais cela n’a rien donné. Abandonne tes
vieilles fringues, change de métier ! C’est quoi ton église sous la lune,
la comédienne et le chat au grenier dans la réalité ? » Je sentis le souffle rauque de son
âme venimeuse, qui s’échappait, cherchant à entrer en moi pour me saper le moral, cherchant à me dégrader, cherchant à me nuire. Mon échine se
hérissa. Je me retournai, comme s’il y avait quelqu’un. Le wagon s’était vidé. « T’appelles
ça une nouvelle, Ducon ? Et comment qu’tu vas bouffer, Zombie sur Internet ?
Bouffon ? Esclave affranchi ? » Le train freina à quai. Suite
au choc, le BlackBerry pourri qui me servait de téléphone s’échappa des mes mains. Sa coque rongée n'avait plus de prise. Marne-la-Vallée-Chessy, nous étions arrivés en bout de ligne A du RER, à Disneyland. Bloqué en mode
haut-parleur entre le quai et le train qui allait repartir, sur les rail, de l'interstice mon téléphone continuait d'émettre : « Les
Champs-Elysées, je vais te dire moi, c’est l’endroit où je supporte le mieux
l’envers du décor ; on se targue d’être bons chrétiens et nous marchons
sur nos propres valeurs. »
* « Dans le bain d'Hector est revigorant, il bouscule le consensuel environnant par sa fraîcheur, sa liberté, son audace. » ALAIN CHAMFORT, mercredi 8 octobre 2014.
** An Open Book, page 256 de la traduction française publiée aux Editions Pygmalion, Gérard Watelet, Paris, 1982.
** An Open Book, page 256 de la traduction française publiée aux Editions Pygmalion, Gérard Watelet, Paris, 1982.
crédit photos : Marie Rivière et Laure Carrale
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