Lausanne, lundi 21 mai 2012
Jérôme, tu avais raison, je n’avais pas à m’entremettre dans ta
vie, je ne suis plus neutre, j’ai un avis tranché comme tu dis. Je suis
l’arrogant qui vient te donner des conseils, le donneur de leçon en trop.
Depuis
un long moment, un mur t’entoure. Peut-être pour toi, ce n’est pas un mur, mais
un vide, l’espace d’une mer inconnue sur laquelle tu mènes ta barque et qui
nous éloigne. Hélas pour moi, c’est quand même un mur infranchissable, même
s’il n’est pas fait de briques mais d’air.
Tant
que nous parlons sur un niveau intellectuel superficiel, tout va bien. Dès
qu’on entre dans notre vie respective, c’est-à-dire la tienne, puisque la
mienne te laisse indifférente, tu éclates de rage. Qui peut encore t’approcher
? J’ai cru étant ami et proche de ta famille, que j’avais encore un accès
privilégié en toi. J’ai appris tristement que non. La porte est fermée,
peut-être, n’y a-t-il même plus de porte. Alors j’ai poussé une dernière fois,
une porte improbable, une fenêtre cassée, un rien dans ce vide que je ne
comprends pas, c’était la dernière occasion, unique ou jamais. Et puis, le
choc. Il y a eu un bref face à face entre nous, digne d’une querelle stupide
entre des voisins d’immeuble stupides pour une histoire stupide.
Le
choc était pourtant réel et irréversible. Et quand il y a choc, des fragments
de vie s’envolent. Ce sont des images jusqu’à présent cachées dans un tout
obscur qui se libèrent. Ces images apparaissent soudainement et éclairent une
réalité invisible. Ce sont, je crois, les images dernières. Elles sont
particulièrement fortes et claires. Elles ne sont pas la réalité elle-même,
mais elles en parlent directement. Qu’elles soient vraies ou fausses, ce n’est
plus la question. Ces images sont. Ainsi, j’ai eu une image de toi.
Je l’ai saisie et esquissée en rentrant à la maison. Elle est là maintenant,
écrite avec un geste délivrant dans une langue étrangère pour moi. J’ai hésité
à te la transmettre. Pourquoi finalement ? C’est mon image, pas la tienne. Tu
ne dois absolument pas y adhérer.
J’ai
décidé de la soumettre lâchement, tel un billet qu’on glisse sous la fente de
la porte fermée de son voisin. Aujourd’hui cette fente s’appelle boîte email.
Je déteste en abuser, mais quelque chose me pousse à le faire comme m’a poussé
quelque chose à dépasser la limite à Paris. Cela sera la dernière fois.

Je
te vois comme un mendiant. Non pas un mendiant de la rue, le sans–abri
dégoûtant qui pue l’alcool et qui crache des sales mots, mais un mendiant
post-moderne, contemporain. Un mendiant éclairé. Un homme charmant au sourire vrai. Un mendiant cultivé, et comme tous, pressé et absorbé dans un permanent
processus créatif. Un mendiant qui depuis vingt ans que je le connais vit d’une
main à l’autre, d’une aumône à l’autre. Un homme qui n’a jamais voulu, ni pu
gagner tout seul sa vie. La main salvatrice a toujours été pour toi celle de
l’Etat français. Cette main sociale de la grande France t’a nourri modestement.
Il y a eu aussi ta famille et tes proches qui t’ont soutenu. Encore aujourd’hui
tu es un mendiant de ta mère et un mendiant de ton ex-femme qui est en train de
s’exténuer. Il est même possible que tu seras mendiant de tes propres enfants
un jour. À chaque main qui te tient, te nourrit et te donne des gifles
occasionnellement, tu en veux terriblement. Tu es le roi des relations
amour-haine. Ce qui est assez logique. Il est détestable de se faire aider et
de dépendre de quelqu’un quand on aspire à la plus grande liberté. Ton
ex-femme, ta mère et soeur ont toutes connu éloges et attaques grotesques de
toi, alors que sans elles, ta situation serait bien pire, c’est-à-dire,
impossible à vivre. Ainsi, la situation avec ton ex-femme (dois-je dire :
ex-copine ?) est devenue insoutenable, mais t’a permis au moins de vivre ta vie.
Ce
qui est toxique n’est pas le conflit. Que se soit le conflit d’appartement, le
conflit d’argent ou le conflit d’un autre objet et sujet. Ce qui est toxique
est le malentendu. Tous les malentendus que toi, tu génères constamment,
propages expressément autour de toi. L’affaire du studio est ainsi emballée
de tant de malentendus comme d’autres histoires qui sortent de ta boîte. Tu ne
fais rien pour les réduire, les enlever, les clarifier. C’est ta stratégie à
gagner le combat. Tant qu’il y a des malentendus en suspense, tu es dans
l’avantage. Mais le climat autour de toi, je l’ai senti et d’autres personnes
le sentent également, devient d’année en année plus toxique.
Je
me permets aujourd’hui de te dire tout ce que je pense, je sens que c’est la
dernière fois. Je ne te fais aucun procès. J’ai envie de raisonner sur
quelqu’un qui m’a été très cher et dont le mal a dépassé mon acceptation. À
plusieurs fois, je t’ai vu déraisonner, déraper dangereusement dans ta rage.
Depuis que je te connais, j’ai connu l’irascibilité en toi. Elle t’habite comme
ton doux rire et ton intellect rapide. Mais je constate que l’irascibilité
s’empare de plus en plus de toi et le rire se fait vite grinçant en toi. Tu
fais peur, Jérôme. Je ne reconnais plus celui que j’ai connu.
Au
fond, je t’adore. Tu es un personnage romanesque avec forcément une dimension
tragique, sorte de figure prométhéenne contemporaine en brouille avec la
démesure du capitalisme devenu un fou destructeur. Zeus se fâche, le
provocateur hurle méchamment et doit pousser chaque jour sa pierre littéraire
sur la pente.
Heureusement,
il existe des hommes comme toi, aujourd’hui.
Et
puis, le mendiant est dans nombreuses religions et voies spirituelles un homme
mystique et noble. Le mendiant, c’est celui qui a l’âme pure. Puisqu’il ne
possède rien d’autre. Il a le temps pour lui seul et son âme pousse telle une
fleur dans son temps libre. À l’opposé toute personne qui travaille pour de
l’argent, qui perd son temps, se compromet et finit par avoir une âme corrompue
quelque part. Moi inclus.
Les
saints ont tous été de (très) riches mendiants à leur manière. Mais quelles
exceptions ! Des exceptions, puisque le peuple ne pourrait jamais devenir
chacun un mendiant, seulement un grand mendiant collectif. « Gagnes-toi, ton
pain toi-même »,
dit la Bible fortement. Cette devise, j’ai fini par l'accepter tant bien, tant
mal que je puisse.
Le
mendiant individualiste prend sûrement le chemin de croix le plus dur qui
existe. Il est certainement plus difficile et plus humiliant que celui d’un
peintre ou d’une bijoutière comme nous, qui sommes aussi de simples
commerçants. Donc, ta reconnaissance est forcément retardée et tu peux
l’oublier, je pense, jusqu’au dernier moment. Ta rivalité acharnée avec une
seule femme sur terre et avec quelques autres figurants, probablement avec moi
aussi, est juste pathétique. Tu as choisi ce chemin depuis longtemps parce que
tu veux monter très haut et entrer dans l’amour absolu. Peut-être parce que tu
portes avec ton nom l’habit d’un vieux saint.
Seulement,
comme tu montes plus haut sur cette échelle céleste à cordes balançant, si par
déséquilibre tu tombes, tu tombes plus bas que les autres. Ta souffrance due au
choc est aussi plus grande et se répercute sur tes proches.
Le
dimanche 13 mai 2012, au moment où ton fils a mis son premier pas sur cette
échelle divine, tu étais monté plus haut que nous tous. Nous t’avons regardé
avec notre œil intérieur. La tension est montée. Trop de regards invisibles se
sont posés sur toi, trop des pensées t’ont acclamé, trop de mains à ongle
arrondis ont secoué l’échelle. Le ciel bleu clair sans le moindre nuage dans
lequel tu t’es confondu avec tes propres habits était si électrique que tu es
tombé. Depuis la transcendance d’un bleu céleste à la plate solitude, au sol, dans
une ombre vert noir.
Ton
SMS une semaine avant notre départ à Paris était le signe annonciateur. Je l’ai
senti intuitivement et je ne pouvais y répondre. Ton message ne nous souhaitait
pas la bienvenue à Paris, mais me demandait sèchement de l’argent pour payer
notre hôtel… Et il profitait de l’occasion pour vite émettre un autre
malentendu, celui de s’être fait avoir à l’époque par le notaire.
Je
crois au fonds, tu n’avais aucune envie que je vienne, que nous venions à Paris
tout en nous demandant par politesse ou obligation dans un mail extracourt de
venir. Tu t’es déjà imaginé le spectacle invisible, sous-jacent et pitoyable
qui allait se produire entre toi et les diverses femmes de ta vie. Un acte de
théâtre qui ne pouvait que te dépeindre dans une lumière cafardeuse.
La
scène a eu lieu comme prévu derrière le rideau. Il s’est entrouvert pour moi
durant un instant seulement et il m’a suffi de voir. Puis silence, tu as
disparu.
Moi
qui ai voulu te retrouver quand tu t’es éclipsé au parc sous un arbre sans
laisser aucun signe, au milieu d’une foule parisienne, j’ai vu soudain et par
hasard, l’énorme désarroi dans ton visage, ton désespoir mis à nu. J’ai aperçu
cet homme enragé qui gesticulait avec une main impérative et dure, j’ai entendu
cette voix surchauffée qui sifflait dans la froideur d’un micro mains-libres,
j’ai imaginé le démon qui t’a piqué juste avant et j’ai surpris cette personne
agaçante qui diabolise depuis des années la femme de ses enfants et son
ancienne famille d’hôte. C’est cette femme pourtant qui t’a offert le plus
grand cadeau que jamais une personne avait pu te faire, qui sont vos enfants.
Puis,
j’ai senti sur ma propre chair ce vent irritant qui me méprise en passant et me
diabolise quand il veut, cet esprit tordu qui se moque de tous parce qu’ils
sont différents de lui. J’ai entendu les huées de ce colérique échoué pris dans
sa douleur et j’en avais peur. J’étais effrayé de toi. Pas blessé, car tu n’es
pas un méchant ni un pervers, mais quelqu’un qui se fait mal à lui-même. Quelqu’un
qui magouille avec la réalité et à qui cette réalité trop énervée renvoie des
coups au visage. Je tremble encore de ton éclair de menaces presque inaudibles
de suicide avec enfants, entre deux phrases, qu’elles soient réelles ou
irréelles.
Je
t’ai appelé un abruti et un égocentrique. J’espère le regretter un jour.
La
journée était magnifique, le repas en famille exceptionnellement réunie était
magnifique ! Ta chute dans cette sombre existence était d’autant plus
bouleversante.
Je
me suis dit que ton déraisonnement que j’ai entendu à travers ta rage est
peut-être la meilleure purification d’âme, signe d’une infinie noblesse.
J’ai
encore envie de te dire une chose. Si toi, poète écrivain que j’ai (re)connu
avant d’autres, tu continues à mépriser et insulter des personnes qui ne sont
pas comme toi, comme un pauvre mendiant, cela signifie que tu n’acceptes pas
leur différence. Non. Tu n’acceptes pas encore ta différence face à eux. Un
écrivain est né pour être insulté, c’est la règle du jeu, mais non pas pour
insulter les autres. À toi de choisir. Tu comprends ?
J’estime
le moqueur fabulateur en toi, mais pas celui qui insulte gratuitement…
Si
tu n’arrives pas à accepter ton vrai rôle, abandonnes ton chemin de croix et
empruntes un autre plus facile, plus normal, au moins pour un certain temps. Ou
alors, vis ton chemin jusqu’au bout. Avec la joie de monter plus dans l’amour
et le risque de tomber plus bas dans le désespoir.
Mais
à partir de ce jour, le 13 mai 2012, première communion de ton fils, ton chemin
sera plus étroit, plus dangereux encore. Il n’y aura plus de place pour tes
vieux amis comme moi, assez peu pour ta famille éclatée, et je pressens dans le
futur, toujours moins pour tes enfants. Tu y seras plus seul. Seul et
déconnecté de la réalité, seulement connecté à la réalité via Internet.
Si
je pouvais échanger tous tes mails collectifs contre une seule vraie rencontre
amicale et profonde avec toi, même s’il elle aurait lieu une fois tous les cinq
ans seulement, je le ferais immédiatement. Mais tu as choisi autrement. Nous
sommes tous devenus tes lecteurs spectateurs attribués. Amis, famille,
connaissances, inconnus ou ennemis, n'étant que des adresses électroniques
impersonnelles, nous sommes tous placés sur des mêmes sièges abstraits dans un
théâtre virtuel, pour assister sur ta commande à la mise en scène de ta propre
figure.
Comme
tu as dit toi-même, c’est un chemin plus courageux, certes. Mais moi, c’est
comme ça, je n’ai pas envie de te suivre dans cette aventure du monde virtuel
et je préfère te dire good-bye et sortir à l’air frais.
Donc,
j’ai cette impression sincère que notre amitié te freine, te dérange, te
compromet seulement dans cet (ultime) cheminement. Tu as coupé les amarres de
ton passé depuis un certain temps déjà. Et notre amitié s’est dégradée
lentement.
Elle
a arrêté respirer bêtement ce beau jour de soleil. J’aurais envie de dire par
amour.
Ciao,
Daniel
P.S. :
Je te joins encore une icône que j’ai découverte dans l’un des plus anciens
monastères chrétiens, Sainte-Catherine, au pied du Mont Sinaï en Egypte.
L’échelle céleste du mystique Klimakos.